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L’ Association desAmitiés internationales André Malraux  propose entre avril et juin 2003.......

Hommage à Max AUB

                     

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

          

Après la destruction des tours jumelles du World Trade Center

 

 

Les gratte-ciel vus par les écrivains : entre admiration et appréhension

 

 

 

            Chanson de la plus haute tour, le célèbre poème de Rimbaud publié en 1886 (1), exprimait la désillusion face aux expériences du passé en même temps que l’espérance d’un renouveau : l’auteur des Illuminations était sans doute nourri de légendes médiévales, de contes à la Charles Perrault (Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? », et de chansons populaires, telles que La tour, prends garde…Les tours provoquèrent toujours des sentiments mêlés : beauté/laideur, peur/contemplation ; ces dualisme (gigantisme/grâce aérienne, intelligence/ inutilité…) ont provoqué bien des débats (2)

 

            La thématique littéraire de la tour se développe au cœur de la société industrielle, et à la fin du dix-neuvième siècle, quand les avancées technologiques pouvaient faire croire en un progrès de l’homme dans les domaines moraux et spirituels. En France, des poètes comme Guillaume Apollinaire et Blaise Cendrars ont chanté la beauté de ces élévations modernistes et l’orgueil d’un Occident capable de prouesses esthético-industrielles.

 

            Ainsi, l’auteur de La chanson du mal-aimé célèbre l’érection d’une tour métallique :

« Bergère ô tour Eiffel…(3), anticipant sur l’exclamation voisine de Cendrars :

« O Tour Eiffel Feu d’artifice de l’Exposition universelle… » (4)

 

Plus tard, le 18 juin 1921, Cocteau fera représenter sa pièce chorégraphique, Les mariés de la tour Eiffel, avec les musiques de D.Milhaud, G.Auric, A.Honneger, F.Poulenc, Germaine Tailleferre. En parallèle, des peintres comme Chagall, Delaunay, La Fresnay, Gauguin (« un art nouveau de décoration, une dentelle gothique en fer ») –et, plus tard, Fernand Léger-, prennent comme inspiration joyeuse et optimiste cette architecture d’ingénieur, moderne et fonctionnelle, décrite par Paul Morand.

 

En effet, ce grand voyageur va se rendre de l’autre côté de l’Atlantique et écrire un livre sur New York ; après avoir salué d’abord la statue de la Liberté : « Cette dame enceinte, dans sa robe de chambre à plis de bronze, un bougeoir à la main, c’est la Liberté éclairant le Monde, de Bartholdi… »,et la naissance d’un monde nouveau, il s’attache à décrire les matériaux utilisés pour construire le premier gratte-ciel : avec le ciment anglais, l’acier allemand et le génie français de l’architecte Le Duc, c’est le vieux continent qui a débarqué en Amérique, c’est l’Europe qui est devenue le maître d’œuvre de ces tours splendides, car

« Emerson nous enseigne que la vraie beauté nous fait oublier la surface pour nous amener à ne penser qu’à la structure interne : l’âme de ces édifices, c’est le succès ; ils sont les tabernacles de la réussite, réussite financière, aussi agréable au Dieu des Puritains qu’une prière. Comme une flèche de cathédrale, ils tendent vers le ciel d’un élan à la fois mystique et économique. C’est cette beauté organique et profonde que nous offrent ces « maisons de nuages », comme dit Ford Madox Ford… » (5) 

 

Si les écrivains du début du XXème siècle célèbrent la grande tour, symbole de la créativité scientifique de l’homme et signe d’un renouveau mystique –juste avant la guerre de 14-18, les blessures, et la mort, en ce qui concerne Apollinaire ! –, le poème de Rimbaud (cité plus haut) était encore tourné vers le passé, parce que, sans doute, les tours et « buildings » étaient encore à l’état de limbes… La Chanson de la plus haute tour faisait surtout écho à l’inspiration nostalgique et aux échecs sentimentaux d’un Gérard de Nerval ; en effet, l’auteur des Chimères, se croyant descendre, tour à tour…, d’un chevalier de l’empereur Othon et d’une châtelaine périgourdine, avait perdu sa noblesse ; il n’était plus que

« Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie… » (6)

Déçu, amer, le poète demeure dans la solitude de sa Tour d’ivoire, métaphore désormais banale du retrait de l’écrivain, ou de l’intellectuel, tel Montaigne dans sa librairie.

 

L’engagement social et politique, un philosophe comme Jean-Paul Sartre le sollicita, de 1945 jusqu’à sa mort, à travers « les chemins de la liberté », qu’il tenta de tracer ; il n’oublia pas, toutefois, la littérature, comme en témoigne –outre des œuvres immenses comme Les Mots, sa fameuse description de New York, dans l’article intitulé :« New York, ville coloniale » (7). Elle est belle, certes :

« Ces longues lignes tirées au cordeau m’ont donné soudain la sensation de l’espace …L’espace traverse N.York, l’anime, le dilate…Ville en mouvement…C’est une ville à ciel ouvert…Le ciel de N.York est beau parce que les gratte-ciel le repoussent très loin au-dessus de nos têtes…C’est le ciel du monde entier. »

 

Cependant, il s’agit d’une ville du passé, opulente, car nourrie des richesses arrachées à des nations européennes ou à des pays du Tiers-Monde,  d’où le titre, inattendu et quelque peu provocateur, de l’article. Ainsi, Sartre écrit-il :

« Quand nous avions vingt ans, vers 1925, nous avons entendu parler des gratte-ciel. Ils symbolisaient pour nous la fabuleuse prospérité américaine. Nous les avons découverts avec stupéfaction dans les films. Ils étaient l’architecture de l’avenir…Aujourd’hui, pour le Français qui arrive d’Europe, ils ne sont déjà plus que des monuments historiques témoins d’une époque révolue. Ils parlent d’une époque où nous croyions que la dernière des guerres venait de se terminer, où nous croyions à la paix … »

La fin de l’article peut faire frémir le lecteur d’aujourd’hui, qui a vécu les attentats du 11 septembre, même si Sartre ne pense pas à une éventuelle catastrophe, mais constate la dégradation « naturelle » des gratte-ciel :

« Déjà, ils sont quelque peu négligés. Demain, peut-être, on les démolira. En tout cas, il a fallu pour les construire une foi que nous n’avons plus. »

 

N’oublions pas que l’Empire State Building fut le théâtre d’accidents spectaculaires et bien réels : outre, la vingtaine de personnes qui se sont jetées du haut du 86ème étage ( mais la Tour Eiffel a le triste record des suicides : plus de quatre cents.. !), un bombardier percuta, le 28 juillet 1945, la façade nord de l’Empire, et l’éventra, causant la mort de quatorze personnes. Merian Cooper et Ernest B. Schoedsack, les concepteurs du célèbre et  mythique film King Kong, de 1933, ne pensaient pas que leur création imaginaire serait si vite dépassée par la réalité…En 1976, John Guillermin situe le singe-héros  sur les hauteurs du …World Trade Center !

 

Le gratte-ciel peut donc inspirer l’attraction ou la répulsion. Il fut ainsi stigmatisé encore par un fameux écrivain américain : Henri James; de retour au pays, il est à la fois ému et choqué :

« Les grands immeubles…ces multiples gratte-ciel qui, vus de l’eau, se hérissent comme d’extravagantes épingles à chapeaux plantées dans un coussin déjà surchargé, et réparties ans l’obscurité, n’importe où et n’importe comment, ont du moins la félicité de s’acquitter de la beauté des tons, d’intercepter le soleil et de répandre de l’ombre à la manière de tours de marbre…Ils sont encore plus impudemment « nouveaux » - ce qu’ils ont en commun avec tant de choses terribles en Amérique… »

  

Cette ambivalence et cette ambiguïté, sont aussi notées par Claude Simon, dans son roman Les corps conducteurs (8), même si le futur prix Nobel de littérature s’intéresse à un New York nocturne et à l’aspect féerique, en même temps que fantomatique des gratte-ciel :

« De nuit la base des buildings est éclairée par la lumière blafarde des réverbères ou celle rougeoyante des enseignes. A mesure que le regard remonte vers les étages supérieurs, les murailles disparaissent progressivement dans les ténèbres où sont accrochés çà et là les rectangles éclairés des fenêtres. Les façades vitrées de quelques gratte-ciel restent constamment allumées. Leurs rangées superposées de milliers de fenêtres séparées par de minces montants d’acier s’élèvent en parois scintillantes et diamantines d’une hauteur prodigieuse…Désertés par leur population diurne, ils sont abandonnés aux ténèbres. »

 

  Si le haut des immeubles est obscur et inquiétant, les lumières et les néons publicitaires font du centre-ville un envoûtant « empire des signes ». Philippe Sollers, lui aussi, est sensible à cette Amérique visuelle, à la pointe de l’informatique ; les gratte-ciel, traditionnellement comparés à des cathédrales par les romanciers européens, sont ici des écrans d’ordinateurs ; ainsi, l’auteur de Vision  à New York (9) donne à voir le World Trade Center «comme un computer lumineux, avec ses deux tours comme de longs micros visuels… »  La comparaison de P.Sollers n’est pas que d’une beauté évidente : elle annonce, implicitement, que les ordinateurs, eux aussi,  sont mortels : nous le savons, désormais…

 

Au contraire, chez François Mitterrand, qui écrivit des chroniques sur New York, le jugement est laudatif ; il s’est attaché à dire la beauté des cités du monde et, en particulier, de celle de cette « Ville debout », selon la formule de  Louis-Ferdinand Céline. (10) Ainsi, le 23  octobre 1972, l’apparition soudaine, depuis un avion, de la ville américaine, dans son décor irréel et futuriste, lui rappelle la peinture de Botticelli : une vision du passé, c’est vrai, mais, en même temps, New York et ses gratte-ciel représentent pour lui l’image de l’avenir et l’idée du progrès :

« …Quel éblouissement ! On avait volé de nuit et le soleil levant n’avait pas dissipé les brumes du petit jour. Manhattan, gris et doré dans son relief géométrique, avait une douceur ronde. J’ai pensé à Botticelli. J’y suis retourné cinq ou six fois. Une seule en bateau : je n’ai pas le pied marin. Par avion, j’ai toujours éprouvé le même choc, la même impression d’entrer dans le futur par la fenêtre. Quand on me demande les villes que je préfère, je mets New York au rang  de Venise, Gand, Florence, Jérusalem… » (11)

 

Avec New York et ses « racines du ciel » (12), c’est le coup de foudre ou le sentiment contraire : la critique d’un urbanisme qui se veut dominateur, à l’image de l’idéologie capitaliste, vouée à conquérir le monde, à inventer la « mondialisation », grâce à la toute-puissance du dollar, d’une langue universelle et d’une culture cinématographique de divertissement ! Presque un siècle après la naissance du premier gratte-ciel, l’homme de Solutré, l’amoureux de Venise l’horizontale, est étonné par New York; à moins que F. Mitterrand  n’ait eu alors une juste prescience : le premier building – érigé à Chicago, en 1881 (13) – annoncerait la date mythique, pour l’homme politique et sa génération, de 1981 ; en même temps, le fait de nommer Venise, l’engluée, qui s’enfonce irrémédiablement, à côté de New York, indiquerait le destin tragique d’une cité ramassée dans son île et ses « tours infernales »…

 

 

En fait, en se rendant à New York, l’Européen, habitué au « plat pays » ou à une urbanisation plus horizontale et moins agressive, a l’impression de pénétrer tout d’un coup dans l’avenir, dans un univers de science et de fiction. « Je suis l’homme qui n’a plus de passé », s’exclame B.Cendrars, dans Au cœur du monde. Cependant, la même perception de faiblesse, décelée dans la force même des gratte-ciel, est visible chez l’auteur de Pâques à New York : le géant a peut-être des pieds d’argile, en dépit de fondations énormes –vingt-et-un mètres- ; surtout sa verticalité colossale est vouée à un séisme, à une catastrophe, même si on ne sait pas encore que le danger viendra du ciel :

 

« La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,

des sirènes à vapeur rauquent comme des huées… »

« Tu es tout / Tour / Dieu antique / Bête moderne …

Tour du monde / Tour en mouvement »  (août 1913)

 

De même, le poète espagnol Federico Garcia Lorca, qui s’installe à N.York en 1929, dresse un tableau sans complaisance de la ville américaine ; loin de la séduction trouble des vertigineux immeubles, il décrit les quartiers pauvres, les difficultés des communautés raciales et religieuses ; avant de partir pour Cuba, il lance, « du haut de la tour du Crysler Building », un Cri vers Rome

 « parce qu’il n’y a plus personne qui partage le pain et le vin…Il n’y a qu es millions de menuisiers/  qui font des cercueils sans croix. / …L’homme qui méprise la colombe devrait parler… »

 

Ainsi, les tours jumelles, symboles de la grandeur américaine et de son unité, creusets d’une civilisation nouvelle, faite de l’union de migrants dissemblables, ont disparu de Manhattan. La « cité de verre », parcourue inlassablement par Paul Auster (14), se sait désormais vulnérable et, peut-être mortelle. La civilisation florissante des gratte-ciel, du dollar dominateur et de la plus puissante armée du monde a été touchée en plein cœur. Le futur est à inventer, un nouvel ordre mondial, aussi ; et la littérature du troisième millénaire est à enfanter : pourra-t-elle dire l’indicible de l’horreur terroriste et des répliques vengeresses.. ? Le siècle s’ouvre sur un décor de tragédie : mort, attentats, désespoir, vacuité des idéologies, retour d’une Histoire bégayante et impitoyable…Pour conjurer le sort et continuer à croire en la mystique sécurisante des tours, l’Amérique choisira sans doute de reconstruire les Twin towers. Cependant, elle pourra aussi s’attacher à bâtir un monde plus juste, plus égalitaire ; à remballer une morgue qui rend le citoyen occidental sourd à la souffrance de populations exploitées, martyrisées, dans le silence et l’indifférence des nantis.(15)

 

Les écrivains ont souvent magnifié les gratte-ciel de New York ; dans le  même élan lyrique, ils nous ont aussi averti d’une catastrophe à venir. Nous voudrions oublier ces mots de Robert Desnos, publiés en 1924, dans Deuil pour Deuil :

 

« Au sud-ouest s’élève une construction métallique ajourée, très haute et dont nous n’avons pu déterminer l’usage. Elle paraît prête à s’écrouler, car elle penche  fort et surplombe le fleuve… »

 

   Jean-Pierre Bonnel

professeur de Lettres à Perpignan- animateur de l’association  « Frontières », dont la revue culturelle est publiée sur internet : www.frontieres-catalogne.com

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(1)     Une saison en enfer – Poésie-Gallimard – NRF – 1965 – préface de René Char – page 142 –

 

(2)Polémique entre de nombreux artistes et écrivains, par exemple, au-sujet de la conservation ou de la destruction de la Tour Eiffel, après l’Exposition universelle de 1889 : Bouguereau, Messonnier, Charles Gounod, Charles Garnier, Maupassant, A.Dumas, François Coppée…furent scandalisés par la silhouette de cette tour profilée dans le ciel parisien : Au nom de l’art et de l’histoire français menacés, contre l’érection, en plein cœur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel…Tache d’encre l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée…La tour Eiffel, dont la commerciale Amérique ne voudrait pas, c’est, n’en doutez pas, le déshonneur de Paris… » (dans le journal Le Temps, du 14 février 1887)-

 

(3) Alcools – Zone – décembre 1912 – sans oublier le poème Tour, dans Calligrammes, et, surtout la Composition en forme de tour (1917)

 

(4) Du monde entier – août 1913 – édition Poésie-Gallimard- 1947 – préfacé par…Paul Morand.

 

(5) New York – édition GF – Flammarion – 1988 – préface de Philippe Sollers – pages 44 à 49 – La présente étude ne traite pas du point de vue américain ; cependant, signalons au passage que  Dos Passos, dans son roman Manhattan Transfer (1925), décrit ainsi la statue de Bartoldy : « Voici la statue de la Liberté. Une grande femme verte, en peignoir, debout sur un îlot le bras en l’air. »

Sur les grands immeubles de « Nouillorque » (Mario Soldati), se reporter  au  dossier de Denis Hollier, dans le Guide Gallimard de  New York- 1994-

 

(6)    El Desdichado – décembre 1853 – La Pléiade, tome 1 – Gallimard - édition de Claude Pichois

 

(7)    Situations III – 1949 - Edition Gallimard – pages 115-123 –

 

(8)    Editions de Minuit – 1971 –

 

(9)    P.Sollers- Vision à N.York – entretiens réalisés en octobre 1978 à N.Y. : « J’aime N.Y…Ciel ouvert, très haut ; soleil fort, coupant ; océan ; air de l’océan ; lumière qui réveille, longueur d’ondes nette… » – Grasset et Fasquelle – 1981 –

 

(10) Voyage au bout de la nuit – 1933 – Gallimard – Mais Céline décrit New York comme « une ville bâtie en raideur », connotant la froideur et la laideur : encore l’ambivalence suggérée par cet urbanisme de la démesure.

 

(11) La paille et le grain – Flammarion – 1975 – page 139 –

 

(12) Pour utiliser la métaphore de Romain Gary, à propos des grands éléphants d’Afrique…

 

(13) Comme le rappelle P.Morand dans l’ouvrage cité – p.47 –

 

(14) P.Auster – Trilogie new-yorkaise – Actes-Sud, Arles – 1987 –

 

(15) A New York même, l’écrivain-journaliste Tom Wolfe a montré le délabrement des bas quartiers et dressé le tableau impitoyable d’une Amérique à deux vitesses et du triomphe des inégalités – Article de Claude Grimal – Le Monde diplomatique de décembre 1990 -