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Visibiliser les formes de l’initiative des migrants  dans l’espace de nos villes[1]

ALTERITE et COMPLEXITE

Affirmer que la rencontre entre l’autochtone et l’étranger modifie l’ensemble des rapports sociaux et économiques d’une société, locale ou non, est une trivialité. Il suffirait de camper l’image de « ceux d’ici », les « identitaires », et de l’opposer à l’image de « ceux de là-bas », les « autres », pour apercevoir des distances culturelles, sociales et économiques incommensurables. Ainsi énumère-t-on, à coups de verbeux « regards de l’un sur l’autre et réciproquement », toute sorte de différences et, in fine, fixe-t-on un programme d’insertion ou d’exclusion à celui qui arrive ou qui passe : l’étranger proche ou lointain, de l’extérieur ou de l’intérieur[2], est sensé n’avoir d’autre destin que d’effectuer un parcours qui le dépouillera de ses différences pour l’assimiler aux « authentiques et légitimes identités locales ». Dès lors le sang, la terre, l’immersion dans les singularités des usages locaux, la connaissance du passé élaboré en mémoire collective, l’appartenance aux institutions fortes, les méandres des pouvoirs locaux, font sens pour décrire la réalité de cette légitimité identitaire.

Des anthropologies et des sociologies, quelque peu poussiéreuses aujourd’hui, bien que toujours enseignées dans des lieux du conservatisme universitaire, se sont développées à partir de ces positions. Elles signalent généralement le risque d’une érosion de l’identité des uns, ceux qui possèdent le pouvoir de se proclamer légitimes ici, par l’affirmation des différences de celui qui vient d’ailleurs ; elles ont en quelque sorte légitimé, au nom de la soi-disant généreuse nécessité de transformer l’autre, ces repliements identitaires dont notre société souffre tant aujourd’hui. L’histoire, les devenirs, les potentiels de métissages sont refusés au nom des valeurs établies, le « bon ordre » se nourrissant de répétition. Le mélange, la mixité, l’entre-deux, la périphérie deviennent marge pour ces conceptions. Chacun a pu lire ces propos simplificateurs, tenus par le sociologue, l’anthropologue, le philosophe, l’historien, le politicien, et somme toute par tout un chacun, qui décrivent verbalement et verbeusement les positions de l’un, entité globale, par rapport à l’ « autre », entité tout autant globale, et qui proposent des jeux  de chaises musicales en guise de description des interactions : « prendre place » est confondu avec « prendre la place de… ». Ces positions furent probablement innovatrices durant les XVIIIème et XIXème siècles, en découvrant la réalité, même globale, de l’Autre, entendu comme étranger ; elles se cristallisèrent en discours stéréotypés autour des générosités constitutionnelles françaises, mais aujourd’hui elles ne sont plus recevables tant leur dimension simplificatrice est en décalage avec les réalités nouvelles de la présence de l’étranger en nos espaces. L’ Autre se présente en effet tout à la fois capable de proximités et de distances selon les échanges concernés, tout à la fois capable d’initiatives, de compétences à même de modifier « celui d’ici », de retourner la vieille problématique des différences. C’est que désormais le modèle migratoire post-fordiste, qui voit se déployer des collectifs que n’appellent pas les centres économiques des nations concernées, est bien plus proche d’attributs de modernité prêtés à la « mondialisation » des échanges, que le modèle de conformité aux répétitions locales. Si, comme nous l’ont enseigné depuis longtemps les cosmopolitismes, la conjonction du local et de l’international tend vers l’universel, le local n’est plus une dimension différente du national : la nation devient petit lieu et le refus de l’internationalité dans ses composantes les plus humaines, c’est à dire les migrations des hommes, fut-ce au prix d’une négation de la réalité de l’étranger, avec ou sans papiers, produit un refus des changements, des évolutions et révolutions, de l’Histoire en somme.

Les sociologies qui accompagnent les discours politiques imprégnés des premières heures de la constitutionnalité française sont aujourd’hui, y compris dans leurs énoncés les plus généreux, peu capables de décrire ce que nous observons dans la réalité et l’actualité des rapports interculturels et interethniques. Plus encore, leur adhésion aux rationalités étatiques justifie l’invisibilisation des changements que nous signalons ; la méthode même, impliquant l’appel aux informations, données et discours, des statuts ou organismes liés à l’officialité, et le refus de l’immersion, des accompagnements des migrants, du risque de la découverte des proximités et des différences complexes, rend les chercheurs qui souscrivent à de telles rationalités, aveugles aux réalités des situations migratoires, aux formes nouvelles de l’altérité. Les absolutismes idéologiques sont nombreux de par le monde, qui font appel à la stigmatisation, aux fausses déontologies, voire à la dénonciation brutale, pour interdire au chercheur en sciences sociales l’exercice de sa fonction miroir, les voies méthodologiques d’une curiosité qui le soustraient au contrôle idéologique dominant. Bien sûr, nous disposons d’une liberté de dire et d’écrire les résultats de nos travaux, de contester les approches essentiellement démographiques et politiques des appareils de la connaissance officielle, mais l’Etat se fait de plus en plus sourd aux propos qui doutent de ses rationalités et de leurs terribles limites historiques, en matière d’accueil, de conception de l’étranger.

La recherche la plus contemporaine délaisse les dialectiques « brutales », bloc contre bloc, identité contre altérité, pour aborder la complexité des échanges. Chacun, autochtone comme étranger, est fractionné dans les multiples temps et lieux de ses divers échanges, proche, semblable, dans telle relation, distant, différent, dans telle autre, dominant ici, dominé ailleurs. La multiplicité des distances et des proximités que nous entretenons avec tous ceux qui nous entourent, situe chacun d’entre nous dans une histoire, donc une légitimité, locale. De façon brève ou longue, en un lieu spécialisé ou dans l’ensemble des voisinages, des individus, étrangers de l’intérieur, parce que d’ici depuis toujours et condamnés au silence, ou étrangers de l’extérieur parce que venus un jour d’ailleurs, développent les capacités de traverser les frontières des normes qui font différence. Ils présentent la compétence de quitter leurs univers pour entrer dans d’autres sans gêner les voisins du milieu d’origine ni ceux du lieu d’accueil. Ils ne demeurent pas dans un « entre deux » qui les rendrait étrangers aux leurs et aux autres, mais ils  savent être, brièvement ou durablement, d’ici et de là-bas à la fois. De jeunes chercheurs, telle Lamia Missaoui, s’inspirant pour ce qui la concerne de Gilles Deleuze et de François Laplantine, proposent et illustrent ces nouvelles directions de recherche[3] : fragmentations des identités et analyse des compétences à franchir les frontières des différences. Pour le dire autrement, les classiques approches de la dialectique de l’altérité qui définissent d’abord la spécificité de l’un et de l’autre avant de les opposer, de proposer les voies qui mèneraient de l’un vers l’autre, habilitent désormais et de plus en plus les xénophobies. Le généreux discours intégrateur dans les citoyennetés nouvelles des années 1790 devient désuet du point de vue de son objet même : l’ouverture au monde qu’il exigeait alors.  Le moment est peut-être venu de nous demander, habitants sédentaires, comment rejoindre l’étranger et acquérir certaines de ses compétences circulatoires, plutôt que définir de nouvelles injonctions à nous ressembler. Le moment de l’affirmation métisse des sociétés locales, pour la plus grande valorisation du lieu dans le monde, est peut-être actuel.

Pour le sociologue, approcher le fait migratoire, ce n’est donc surtout pas s’en tenir aux flux, aux catégories identitaires nationales, aux présupposés de légitimité locale, mais comprendre comment tous les ailleurs et les « ici » travaillent notre lieu, quelles tendances à la transformation s’expriment dans les multiples côtoiements des différences.

Observer la complexité des fragmentations, des échanges, sans présupposer de légitimité identitaire globale et absolue, attire davantage le regard vers les transversalités, les circulations, les compétences interculturelles, vers les mixités, les métissages, les périphéries, les entours, les marginalités, les cosmopolitismes, les « entre-deux », afin d’y lire la richesse des changements, la genèse de transformations généralisables. Le paradoxe apparent de l’époque actuelle est que l’exacerbation des xénophobies, jusqu’aux massacres de minorités culturelles, et la multiplication des croisements, des mobilités, des rencontres et des métissages se développent et s’exposent de pair, parfois dans les mêmes lieux. Nos travaux sur les mobilités et les initiatives de l’étranger[4], sur les cosmopolitismes, nous conduisent à affirmer que la lutte entre ces formes antagoniques participe de la fin des nationalismes, tels que portés par les XVIIIème et XIXème siècles. Une forme meurt dans les douleurs haineuses qu’elle subit et provoque à la fois. Au-delà d’une parole d’Etat qui bégaie des rengaines obsolètes sur la nécessité de son rôle de gardienne des frontières de la différence, principes de transformation et de conservation s’opposent autour du grand enjeu des modes de légitimation : aujourd’hui se conjuguent les revendications de préséance de ceux qui, sédentaires de hautes générations, affirment leur initiative dans l’invention des lieux, dans le génie historique de leur usage, et en limitent la portée à la reproduction de l’identique, et de ceux qui, capables de mobilités, migrants riches ou pauvres, ethniques ou non, étrangers de l’intérieur, nés ici ou venus d’ailleurs, affirment leur légitimité par leur rôle de fait dans les basculements de ces anciens mondes construits autour de la primauté de l’ « être d’ici ».. 

C’est dans cette perspective que nous inscrirons nos recherches sur l’apparition des formes nouvelles de l’étranger, de l’extérieur ou de l’intérieur, et des compétences qu’il développe dans la transformation de nos certitudes indigènes.

Bien sûr il ne s’agit pas pour nous d’opposer à un prétendu bloc unitaire local, chargé de tous les conservatismes, la diversité des statuts et positions de « merveilleux » étrangers venus d’ailleurs comme unique source de changement : ce serait commettre l’erreur du « retournement du stigmate », produire nous-même une sorte de nouveau conservatisme de l’illusion du changement. La « société locale » n’existe pas en tant qu’entité unique : par exemple, de nombreux catalans, c’est à dire ceux qui se réclament en conscience de cette appartenance culturelle longue, sont minorisés en Roussillon, stigmatisés et dominés par toute sorte de néo-colonialismes, portés par des mentalités et des individus qui peuplent les administrations et les dispositifs économiques et sociaux les plus indispensables ; ils sont relégués au statut d’étrangers à l’intérieur des lieux et de la culture mêmes qu’ils ont inventée. Qui n’a entendu la rengaine de ces « généreux entrepreneurs », d’industrie ou d’université, qui dénoncent sans arrêt les « gens d’ici», les catalans en fait, comme freins aux changements, comme insupportables demeurés ? Petits ou grands commis, altruistes parfois, mafieux et fascisants souvent, qui ont appris dans les espaces coloniaux de l’empire effondré ou dans les écoles du pouvoir central, le mépris des gens du lieu, dénoncent sans cesse ceux qui, tranquillement d’ici, gênent leurs appétits. Il ne s’agit pas dès lors de cosmopolitismes, même si l’exhibition de leur statut d’étrangers au lieu est présentée comme légitimation d’agir, mais d’impérialismes étroits.

Nous considérons donc comme « étrangères » les diverses populations que nous désignons, qu’elles soient originaires de pays lointains ou issues, de longue durée, du terroir. Pour le dire autrement il n’existe pour nous que des catégories de l’altérité, et nous intéressent leurs fragmentations, leurs compétences à quitter leurs positions, à revenir, à faire mélange, milieu nouveau, à développer un principe de transformation, à puiser dans les ressources locales historiques ces élans vers le devenir. Les identités ne se définissent qu’aux croisements, aux carrefours de ces altérités, par des modes fort divers d’enracinement qui font « sociétés locales ». Dans cet article nous proposons, à partir de travaux terminés, les positions théoriques et méthodologiques qui nous permettent de « voir » le mouvement, d’affecter de sens l’advenue des autres.

Mobilités, migrations : articulations des étages temporels et spatiaux.

Riche ou pauvre, ethnique ou non, le migrant qui tire revenu de son savoir circuler, de sa capacité de traverser les frontières, impose au chercheur d’envisager les rapports entre deux couples d’attributs, mobilité / sédentarité, fixité/ errance disait G. Simmel, et identité / altérité, afin de comprendre, en nos villes, les emboîtements entre trajectoires singulières, destins collectifs, et formes urbaines. La légitimité des hiérarchies indigènes, se dit en termes de « nous », expression des nombreuses modalités d’appropriation territoriale, des frontières du voisinage jusqu’à celles constitutives de l’état-nation. Le migrant capable d’initiatives économiques basées sur son statut d’être d’ « ici et de là-bas », remet sans cesse en question ces certitudes. Son espace est celui du mouvement qui suggère d’envisager la ville non pas comme lieu des sédentarités mais comme carrefour des mobilités, non pas comme lieu où s’exposent dans l’espace public les scénarios des légitimités mais comme tissu d’emplacements discrets. On peut considérer aujourd’hui que pour un nombre de plus en plus important de migrants, c’est moins le processus de sédentarisation négocié avec les autochtones qui caractérise leur devenir qu’ une capacité de perpétuer un rapport nomadisme-sédentarité déstabilisateur les étroits voisinages des populations indigènes. Ce rapport détermine prioritairement les divers phénomènes de réactivation identitaire, eux-mêmes initiateurs d’urbanités nouvelles. Raisonner ainsi, c’est d’emblée déplacer le regard des populations d’accueil, de la centralité locale, vers celles qui arrivent ou passent sans arrêt.

Plusieurs dimensions ou natures de l’acte de mobilité renvoient à des hiérarchies d’espace et de temps. Nous signalerons trois étages spatiaux et temporels toujours constitutifs des parcours du migrant.

L’ordre des espaces signale trois étages territoriaux en discontiguïté : les lieux du voisinage intra-urbain, puis l’étendue de la zone d’accueil, ville et périphéries, et enfin les longs itinéraires qui conduisent d’un lieu  d’origine à celui où l’on observe la venue ou le passage du migrant. La plupart des approches des mobilités spatiales se dimensionnent sur l’un ou l’autre de ces étages, postulant en quelque sorte l’indépendance de l’un par rapport aux deux autres. L’être réel du migrant est de fait éclaté et relocalisé en lieux à problèmes -c’est à dire nos lieux et nos problèmes- : les rapports de voisinage et , au mieux, les trajectoires résidentielles sont alors envisagés suivant l’approche immigration-insertion. Le migrant devient immanquablement celui qui tend, et tarde, à nous rejoindre.

L’ordre des temporalités permet d’instaurer des continuités là où nous ne voyons que discontiguïtés et d’articuler les trois étages territoriaux. D’abord les rythmes sociaux de quotidienneté qui inscrivent dans les lieux du voisinage des activités spécifiant les continuités identitaires, puis l’histoire de vie, qui exprime en termes de projets ou de fatalités les trajectoires individuelles ou familiales dans l’espace d’accueil, et enfin le temps des successions de générations, qui construisent et stabilisent tout au long des parcours migratoires une culture source de nouveaux savoir-être. Ces trois rapports espace/ temps sont indissociables. Conjuguer l’ensemble de ces dimensions de la mobilité permet de saisir l’être réel du migrant dans ses productions sociales et spatiales les plus immédiates comme d’identifier les logiques les plus structurantes des flux migratoires. Cela permet encore de connecter l’interaction caractéristique des situations de quotidienneté à l’institutionnalisation  des  identités migratoires, sous forme de diasporas par exemple, de comprendre comment les migrants viennent à communauté, et comment ces communautés défont et refont sans cesse la ville. Cette approche suggère un paradigme de la mobilité débordant les seules mobilités spatiales : en effet, se déplacer dans l’espace c’est toujours traverser les hiérarchies sociales. Pour les populations de migrants, c’est accrocher tous les lieux, parcourus par soi-même et les autres que l’on reconnaît comme identiques, à une mémoire qui, devenue collective, réalise une entité territoriale. Ainsi sont fédérés étapes et parcours, supports aux multiples réseaux d’échanges et conditions de l’incessante mobilisation pour faire circuler hommes, matières et idées. Ce migrant là est un nomade ; nous demeurons incapable de dire où s’arrêtera son parcours : ses circuits ne sont jamais ceux du hasard, mais sa logique nous est étrangère, et c’est la connaissance des cheminements qui lui donne force sur le sédentaire.

 

Juxtapositions, superpositions urbaines : les territoires circulatoires.

Vis-à-vis, face-à-face, juxtaposition des espaces du migrant : les luttes urbaines manifestent l’incessante reproduction des rapports antagoniques, mais ignorent, si on en demeure à leur seule observation, la production de rapports sociaux nouveaux, à l’initiative de cet l’étranger qui ne dispose d’aucune place en propre. Le social est alors toujours « coincé » entre l’économique et le politique. L’étranger migrant est toujours coincé entre l’Etat et son voisin indigène. Il subit la violence exercée par le temps sur l’espace : mobilisations et concentrations lui confèrent le statut quasi définitif d’instrument de la reproduction sociale. La place de ses initiatives n’apparaît jamais dans l’univers des mobilités sous contraintes : objet, il est appelé, déplacé, localisé en des espaces et des temps d’où le dire-je est exclu.

Juxtaposition encore dans de nombreuses approches anthropologiques de l’Ecole de Chicago, malgré la riche perspective de la création du village urbain. Toutefois une dynamique de dépassement du caractère figé des voisinages entre communautés est proposée par le recours à la notion proposée par l’Ecole d’écologie urbaine de Chicago, de région morale, constat de superpositions éphémères ou durables de populations, à partir de leur mobilité spatiale : initiative, désir individuel, comportements collectifs se fédèrent en milieux originaux et concourent, d’une invisibilité relative, à transformer les formes urbaines. La notion est demeurée obscure et les processus signalés, s’ils permettaient de dépasser le caractère figé d’un damier social et spatial, ne renvoyaient guère hors du champ clos de la ville. La ville, dans ses frontières historiques et topologiques est conçue comme une aire sociale naturelle et suffisante pour l’homme. Cette intuition, ou cette notion incertaine, fut toutefois pour nous un recours essentiel lorsque, ayant établi une méthode d’observation des modalités d’articulation des étages territoriaux par les réseaux des économies souterraines des migrants nous eûmes à penser et décrire à la fois le caractère invisible des initiatives économiques, la richesse ainsi produite, et l’originalité de nouvelles centralités urbaines ainsi créées.

Nous ne pouvions adhérer à des analyses localisées dans le seul espace de la ville d’arrivée, ni davantage considérer que la mobilisation internationale de la force de travail est l’unique mode de traversée des espaces interurbains ou internationaux. Nous désirions prendre au sérieux les narrations que font les migrants de leurs parcours et qui mêlent à l’ ici, où l’on est aujourd’hui, et au là-bas, d’où l’on vient, un entre deux, qui ne finit pas de joindre ces deux bouts de trajectoire ; qui disent projet là où nous voyons exil. Certains chercheurs sont « sortis de Chicago » par le lieu unique et le moment original de l’interaction de face à face, mais ont un peu hâtivement occulté la réalité des multiples décors et des profondeurs historiques qui permettent le déroulement des scènes d’interaction : les diversités des temporalités, et des localisations constitutives de l’acte migratoire, qui, selon notre point de vue, décrivent la complexité originale de la situation du nomade, sont englouties dans la richesse d’un instant qui ne nous livre, à défaut de connaître scènes, arrières scènes et scénarios, qu’une meilleure mesure de l’étrangeté du migrant. Notre curiosité ne consiste pas à savoir si cet autre est plus ou moins étranger, plus ou moins objet pour nous, mais, sachant qu’il est Autre, voir enfin, révéler, ce qu’il produit, de sa différence, en nos lieux. C’est par la connexion des différents étages territoriaux constitutifs du cheminement migratoire que nous mettons en évidence deux modes de construction sociale de la ville. Celui, autochtone, localisé, redevable des hiérarchies territoriales et politiques nationales, de l’ordre historique de nos centralités, porté plus particulièrement par les élus et les aménageurs. Sa production spatiale est celle de la juxtaposition; c’est celle de l’Etat qui dit, qui fait, qui a. Et trop de chercheurs ont examiné le migrant sous cette seule perspective : celle qui fournit du chiffre, du flux, du repérage et, en somme, de la mesure de la position de l’autre par rapport à l’indigène. Le deuxième mode de construction sociale de la ville, dissimulé derrière l’évidence locale des juxtapositions, dit que tel lieu de la cité est un point de passage pour des populations qui tiennent puissance sur l’espace de leur capacité nomade ; c’est à dire qui savent les chemins qui mènent d’un lieu de sédentarité à l’autre, et débordent, traversent ainsi tout espace d’assignation aux juxtapositions locales, le recomposent en un vaste territoire échappant à nos centralités, animé d’incessants mouvements, .hors des étroits maillages de la technostructure, à distance de l’Etat. Ce mode là est fait de superpositions. Les lieux fréquentés, habités, traversés, sont saisis comme éléments de vastes ensembles territoriaux supports aux réseaux et références des diasporas. Il s’agit de territoires circulatoires, productions de mémoires collectives et de pratiques d’échanges sans cesse plus amples, où valeurs éthiques et économiques spécifiques créent culture et différencient des populations sédentaires.

Tout espace est circulatoire, par contre tout espace n’est pas territoire. La notion de territoire circulatoire constate une certaine socialisation des espaces supports aux déplacements. Les individus se reconnaissent à l’intérieur des espaces qu’ils investissent ou traversent au cours d’une histoire commune de la migration, initiatrice d’un lien social original. Ces espaces offrent les ressources symboliques et factuelles du territoire. Cette notion introduit donc une double rupture dans les acceptions communes du territoire et de la circulation ; en premier lieu elle suggère que l’ordre des sédentarités n’est pas essentiel à la manifestation du territoire, ensuite elle s’inscrit en faux par rapport aux conceptions logistiques des circulations, des flux, pour investir des sens du social le mouvement spatial. Elle habilite une démarche anthropologique étendue à la définition d’espaces relativement autonomes supportant des segmentations sociales et économiques originales. La mobilité spatiale exprime dès lors bien plus qu’un mode d’usage des espaces, le déplacement d’un lieu d’activité à un autre lieu d’activité, mais aussi des hiérarchies sociales, des reconnaissances qui donnent force et pouvoir, qui dissimulent aux yeux des sociétés de sédentaires des violences et des exploitations non moins radicales, mais autres. Nous retrouvons là une dimension essentielle de la notion de région morale chère à l Ecole de Chicago. Le déplacement n’est pas l’état inférieur de la sédentarité, la malédiction de l’errance, ou encore l’inconsistance de flux humains relevant de lois balistiques ; il confère au nomade un pouvoir sur le sédentaire : la connaissance des grands chemins qui, menant d’un centre à l’autre, sont eux-mêmes condition de la concentration-diffusion des richesses matérielles et immatérielles, donne force sur l’ordre des sédentarités, et plus précisément sur sa réification première, l’espace urbain.

Ce qui nous a gêné dans l’utilisation de la notion par R.E. Park, par exemple, est la prééminence accordée aux espaces, aux lieux, sur les temporalités. Nous sommes , puisqu’il est important de se situer par rapport à cette longue tradition du questionnement concernant les rapports entre mobilité, territoires et identités, plus proches des conceptions exposées par Maurice Halbwachs dans son admirable Topographie légendaire des Evangiles en Terre Sainte. Elucidant les rapports entre souvenir et histoire, mémoire collective et lieux, il nous dit comment plusieurs communautés peuvent au même moment donner sens à des territoires différents sur les mêmes emplacements. Nous valorisons plus particulièrement l’ articulation mobilité/ sédentarité pour rendre compte du phénomène de superposition spatiale et sociale. L’itinéraire, la trajectoire spatiale est pour nous un lieu plein de rapports sociaux, d’expériences d’échanges qui associent en collectifs identitaires des individus d’origines diverses : le temps et l’espace de la migration peuvent modifier les tendances aux répétitions culturelles, Lucien Febvre et Fernand Braudel l’ont illustré ; Husserl ,qui plaçait temps, espace et identité sur le même plan, l’a affirmé, d’une façon fort différente de W.I. Thomas, de Park et E.V.Stonequis, ou encore de Simmel. Nos travaux tentent de renouer avec une mouvance des sciences sociales particulièrement affirmée dans l’entre deux guerres et brutalement interrompue par le deuxième conflit mondial, qui posait moins le problème du parcours des autres vers l’identique, que celui des productions de la diversité. Nous ne nions pas la réalité des situations intermédiaires; nous constatons que ces situations sont insuffisantes pour décrire la complexité des statuts de l’étranger, et plus particulièrement du migrant. Il est tout aussi important de comprendre, en nos espaces, les productions de l’autre parmi les siens que celles qui le rapprochent de nous afin de rendre compte de l’apparition des communautés appuyées sur des initiatives endogènes dans nos villes.

La superposition apparaît comme un mode usuel de co-présence dans l’espace de la ville dès lors que se désignent des groupes de migrants identitaires, aux contours professionnels, ethniques ou non, riches ou pauvres. Les superpositions des vastes territoires aux centralités multiples, puisque supports à de nombreux réseaux, des migrants coïncident rarement avec les centralités urbaines locales. Cela nous l’avons observé dans de nombreuses recherches. Je signalerai quatre travaux que nous avons accomplis ces dix dernières années, significatifs parce que concernant des populations très contrastées de migrants.

 

Groupes identitaires de migrants et superpositions territoriales.

Les élites professionnelles circulantes, requises par l’amplification et l’accélération des échanges intra-européens ont constitué pour nous un terrain de recherche. Ces populations du secteur tertiaire sont très attendues par les gestionnaires des villes: elles permettraient d’accrocher le redéploiement des cités aux secteurs d’activités perçu comme le plus porteur d’avenir. Nous avons suivi durant deux années les migrations professionnelles des cadres d’entreprises publiques ou privées. Accumulations de fatigues, rejet d’une chronicisation des mobilités, impossibilité d’envisager les lieux traversés autrement qu’à partir du regard du touriste : celui qui crée exotisme. Nulle part les quelques bases indispensables aux mixités culturelles ne sont instaurées. Enfermé dans un espace des circulations hautement technicisé et exotisé, celui des aéroports, hôtels et spectacles sur mesure, le cadre international circulant vit une irréductible distance aux lieux et aux hommes qu’il côtoie. La circulation « fonctionnelle », sous-produit des stratégies multinationales des firmes, à laquelle s’intéressent prioritairement les schémas technocratiques, n’est productrice ni d’identités spécifiques, ni de traces territorialisées d’un type nouveau. Nous avons par contre rencontré des populations de circulants qui suggèrent l’apparition de nouveaux territoires, de nouvelles identités transversales : il s’agit des vieilles diasporas juives et italiennes, qui ont su créer des réseaux professionnels d’entrepreneurs commerciaux, d’avocats, de conseillers techniques,... Ces populations se révèlent capables de fédérer, au fil des générations, les parcours de l’exil des leurs en espaces de proximité supportant des réseaux par lesquels transitent aujourd’hui richesses et notoriétés. Territoires circulatoires supports à l’expression de mémoires collectives et à l’activation des échanges économiques dont la construction, qui agrège des lieux dispersés dans les principales villes européennes, est hors de portée des populations de longue sédentarité. Ces réseaux, donc ces espaces, interfèrent et se connectent pour produire de la richesse sans adhérer aux logiques et stratégies des acteurs locaux ou nationaux du développement.

Nous avons pu analyser des situations où espaces et temps, quels que soient leurs développements, soumis à l’advenue d’un troisième élément, l’identité, sont mués en proximités qui bouleversent l’ordre des centralités locales. Ainsi de ces ouvriers lorrains de la sidérurgie, les « hommes du fer », installés dans les années soixante-dix à Fos-sur-Mer, près de l’Etang de Berre. Ouvriers, cadres, contremaîtres Lorrains-Polonais, Lorrains-Espagnols, Lorrains-Pieds-Noirs, Lorrains-Italiens, Lorrains-Français, et évidemment Lorrains-Lorrains, selon leurs propres désignations, forment une communauté, forte d’une culture professionnelle, capable de modifier essentiellement les projets et les rythmes d’édification d’une ville nouvelle. Irrédentistes citoyens d’un territoire mondial du fer, qui refusèrent l’injonction des aménageurs et élus à occuper la place centrale et première prévue par les dispositifs résidentiels locaux, pour bâtir, toutes qualifications confondues, dans des espaces extérieurs à ceux de l’aménagement « concerté ». Objets des premières stratégies de l’aménagement d’une future ville millionnaire, ils devinrent les sujets du rejet d’une certaine cybernétique urbaine. Venus de diverses nations d’ Europe, ces hommes, ou leurs pères, manifestent une fidélité non pas aux divers lieux d’origine, ni à ceux de l’accueil, mais à l’ample réseau territorial des installations de sidérurgistes lorrains. Afrique, Australie, Canada, mais aussi Lorraine, sont reliés à Fos par d’incessantes circulations d’hommes et d’informations. Les crises ici donnent lieu à des transferts là-bas,  les retraites se prennent là où une opportunité affective ou foncière, balisant ces réseaux, sait attirer. La proximité sociale abolit caractéristiquement la distance spatiale. Chaque lieu d’installation de collectifs de travailleurs se réclamant de l’identité sidérurgique lorraine possède le statut de centre pour tous les autres, et subvertit, en les ignorant, les centralités locales. Elus et aménageurs de la Ville Nouvelle de l’Etang de Berre, toujours projetée jamais réalisée, en ont fait la cruelle expérience : leurs projets de répartition des Lorrains, ouvriers dans les villages à gestion communistes, contremaîtres et cadres dans les communes de droite, ont été défaits par ces populations de nouveaux venus qui allèrent lotir, tous niveaux confondus, mais toutes identités lorraines rassemblées, à trente kilomètres des usines, hors du périmètre de la Ville Nouvelle : c’est au coeur du « désert » de la Crau, en un emplacement qui ne fait centralité pour aucun dispositif local méditerranéen, qu’ils s’installèrent. Les logiques de périphérisation sont à tel point abolies par les réseaux des Hommes du Fer lorrains que les différents lieux de leur présence survivent économiquement, mais surtout culturellement à la disparition du centre premier, la sidérurgie lorraine. Quels que soient, dans ce cas, les avatars et les appétits des dispositifs économiques qui mobilisent ou démobilisent hommes et capitaux, un collectif professionnel a créé un lien qui transcende la dimension strictement économique et politique des stratégies industrielles et urbaines. Ces hommes ne sont plus seulement objets de flux, identifiables par des approches « objectivantes » qui noient le lien social par la désignation  de la puissance des processus économiques : ils sont sujets d’une histoire séculaire des migrations, des qualifications, des distinctions, traversant la planète et subvertissant des calculs, des visions du monde, qui ne situent les collectifs humains que coincés entre économie et politique.

Nous avons observé un phénomène proche dans les espaces tunisois lorsque nous avons décrit les hiérarchies sociales constitutives de territoires déployés en vastes réseaux humains aux identités affirmées, des souks de Tunis jusqu’aux villes régionales. Territoires transversaux à toutes les frontières concentriques imposées par la vision « moderne » de l’aménagement urbain, avec ses centres, ses ceintures, ses rocades, radiales, barrages résidentiels,... . C’est ainsi que les Kérouanais établis le long d’un couloir territorial de leur ville jusqu’à la Médina tunisoise, l’activent sans cesse, depuis des siècles, par des mariages et des échanges économiques qui fusionnent en un seul lieu social les deux cents kilomètres de difficiles itinéraires. Et lorsqu’une famille kairouanaise est, au gré de l’ordinateur qui assure l’attribution juste -le hasard- et moderne -le logiciel- de son logement, localisée au nord de Tunis, elle n’a de cesse, aidée de ses réseaux, de découvrir une famille bizertoise résidant au sud-ouest de la capitale afin d’opérer une permutation ; « archaïsme » protestent les gestionnaires de la ville, qui, par ailleurs et en sous-main, passent eux-mêmes une bonne partie de leur temps à faciliter ces transferts. Superpositions de cultures des lieux, d’espaces sur le mode de l’héritage colonial.

Dix années de recherches sur les populations commerçantes internationales maghrébines du centre de Marseille nous ont encore permis d’approcher des formations économiques et territoriales transnationales. Il s’agit d’un comptoir commercial méditerranéen qui fédère des populations et des espaces locaux, régionaux et internationaux. Son chiffre d’affaires en fait le premier lieu commercial de la façade méditerranéenne française.  Trois cent cinquante boutiques tenues par des réseaux familiaux de Tunisiens, d’Algériens et de Marocains, doublent les échanges entre les pays européens et maghrébins. Ces réseaux, qui véhiculent viandes, légumes, voitures, électroménager, ..., s’appuient sur les mouvements des populations immigrées, celles requises en leur temps par la mobilisation internationale du travail, et sur la clientèle d’environ sept cent mille maghrébins qui effectuent chaque année un aller retour de deux ou trois journées ; ils entretiennent des liens de collaboration avec les anciennes migrations arméniennes et juives installées avant eux dans le même quartier. Ils facilitent actuellement le déploiement d’un dispositif semblable noir-africain. Chaque migrant, en ce lieu, se réclame explicitement de la légitimité acquise par les populations de migrants qui l’ont précédé, et ignore l’autochtone marseillais Si ces populations sont le lieu de la transmission d’un « patrimoine migratoire », on n’est pas pour autant renvoyé purement et simplement à la transmission des cultures d’origine spécifiques à chaque composante de la population des migrants. Il y a construction d’une nouvelle culture de la mobilité, en même temps que mise en place de nouveaux réseaux, qui met en jeu des formes de mobilités, économiques, culturelles, professionnelles, qui ne se réduisent pas à la mobilité spatiale. L’expansion actuelle de ces réseaux (plus de quarante mille Maghrébins habituellement concernés dans les villes du littoral méditerranéen français) s’effectue selon un processus civilisateur : commercer de plus en plus loin signifie agréger dans des réseaux de l’honneur, de la parole donnée, de plus en plus d’étranger, inventer une « éthique transversale », des paroles pour toutes les différences. Ce « retournement colonial » est impensable pour les gestionnaires locaux, et donc occulté. Elus ou techniciens, ils n’imaginent le devenir de la cité qu’à partir de la répétition du plus récent mode d’enrichissement colonial français : prélèvement sur les marchandises et les hommes qui transitent là, venant des Sud pour enrichir les Nord. A Belsunce, dans ce quartier maghrébin de Marseille, le mètre carré foncier aménageable en boutique se commercialise autour de 10 000 francs dans les milieux maghrébins. Le même mètre carré est cédé aux indigènes marseillais autour de 3 000 francs après réhabilitation par une municipalité qui n’en peut plus d’organiser la pauvreté en refusant la réalité de la richesse bien présente en ses murs. Les « isobares » des valeurs foncières, tels que figurés sur les diverses cartes établies par les services statistiques, les services techniques, la chambre des notaires, et autres lieux de la visibilisation de la valeur, de la richesse, ne retiennent du quartier maghrébin de Belsunce que cette référence : 3 000 francs le mètre carré. C’est à dire désignent le lieu de la richesse internationale comme trou noir de la pauvreté. Il est vrai que cette richesse se dissimule derrière la réalité de la concentration, dans le même quartier, des populations maghrébines les plus pauvres parmi les pauvres, celles des célibataires ouvriers occasionnels. Mais encore une fois la bien réelle juxtaposition des groupes sociaux masque des superpositions qui suggèrent d’autres sens du social et de l’urbain. Il existe dans l’étroit espace de Belsunce quatre ou cinq sous-populations de maghrébins qui entretiennent entre elles des rapports d’exploitation, d’exclusion, au moins aussi radicaux que ceux, plus dilués dans une vaste superficie, qui caractérisent les rapports économiques et sociaux dans l’ensemble de l’aire marseillaise. Ces populations sont amalgamées, dans la désignation qu’en font des élus, des aménageurs et bien des chercheurs, en un collectif arabe indifférencié, qui prend place comme totalité, à côté des autres populations de la ville. Dès lors, élus et aménageurs préconisent la « reconquête » de Belsunce, et le remplacement de cette « marge arabe » par ces classes moyennes du secteur tertiaire, si possible international, instruments mythiques et mystificateurs des réhabilitations. Là comme ailleurs, la seule population mobilisable pour la réalisation de telles stratégies est celle des étudiants, délocalisés dans tel immeuble historique rénové.

Les métropoles maghrébine et lorraine, à Marseille, ont le double statut de réalité et d’imaginaire : réalité de l’expression des mouvements du social, qui débordent, traversent, les limites, les contours des unités urbaines ; statut imaginaire puisque non vu, non reconnu, amnésié, objet de cécité de ceux qui ont le pouvoir de désigner comme manifestement et uniquement réelle leur invention, qui vaut production, d’une ville éclatée socialement.

Les cadres internationaux, appartenant ou non à des diasporas, travaillent dans des entreprises ouvertes aux échanges économiques généraux; les Lorrains sidérurgistes, de Fos-sur-Mer ou d’ailleurs, participent à la production d’usines étroitement localisées dans les tissus industriel nationaux et, localement, ils sont fréquemment sollicités pour diverses représentations syndicales et politiques; les Maghrébins commerçants à Belsunce ont constitué une association syndicale et négocient à l’occasion avec les élus politiques ou consulaires marseillais. Nous manifestons moins l’existence de dualismes radicaux que l’incompatibilité des modalités d’appropriation et de construction sociale des villes entre d’une part le maillage technostructurel, l ‘Etat, qui opère sans mémoire, et d’autre part les populations migrantes que l’activation du lien social, formant mémoire collective, compose en communautés. De plus les formes que nous décrivons ne sont pas figées, elles n’échappent pas à des évolutions redevables des initiatives propres des individus qui les développent, mais aussi des transformations sociales et économiques générales. La mondialisation des échanges s’assortit d’une mondialisation des territoires circulatoires et des réseaux qu’ils supportent.

Chaque place commerciale, c’est à dire de nombreuses villes, d ’Istanbul à Naples, Gênes, Marseille, Bruxelles, Francfort, Londres, Barcelone et Madrid, fait centre pour ces réseaux, décrivant un territoire superposé aux espaces des villes, dissimulé derrière la première forme de la présence maghrébine qui se donne à voir : derrière la juxtaposition de la relégation, de la ségrégation de ceux désignés comme les plus pauvres et les plus étrangers. L’entrée dans ce dispositif a été possible pour de nombreux migrants, qui ont payé cher le droit d’usage, mais en ont tiré un grand bénéfice.  En effet il est captateur de richesse et de puissance, à l’image d’une nouvelle forme coloniale, suffisamment subtile pour ne pas s’imposer sur le mode de la sédentarité, ni généraliser ses usages, suffisamment sensible pour dissimuler la réalité de son altérité. Car telle est la finalité historique de ce dispositif colonial circulatoire, celle qui nous concerne particulièrement : apprendre à qui veut l’apercevoir que le territoire ne produit pas que de l’identité, notre identique, mais aussi de l’altérité, leur différence. Ainsi peuvent s’étendre à des réseaux de villes des acquis des observations de R.E. Park qui ne concernaient alors que la Métropole.

Alain Tarrius

Professeur de sociologie. Université de Toulouse - ICRESS.

Diasporas-CIREJED Cnrs Université de Toulouse le Mirail. Migrinter C.N.R.S. Université de Poitiers.

Cinq ouvrages parmi ceux produits par l’auteur donnent matière à cette synthèse :

Anthropologie du mouvement, Ed Paradigme 1989.   Les fourmis d’Europe : migrants pauvres, migrants riches et nouvelles villes internationales L’Harmattan, 1992 ; Arabes de France dans l’économie mondiale souterraine, Ed. de l’Aube 1995 ; Fin de siècle incertaine à Perpignan. Ed. Trabucaire 1997. Migrations du Nord et du Sud,d’hier et d’aujourd’hui,en Roussillon en Roussillon (avec R. SALA), éd. Trabucaire, Recherches en cours n° 3.



[1] Ce texte reprend quelques aspects de la communication prononcée par l’auteur au colloque L’Ecole de Chicago aujourd’hui, à l’université de St Quentin en Yvelines les 3 et 4 avril 1998.

[2] la notion d’ « étranger de l’intérieur » est proposée dans ses remarquables thèses de sociologie et d’anthropologie sociale par Lamia MISSAOUI : « Les fluidités de l’ethnicité ou les compétences de l’étranger de l’intérieur », soutenues à Toulouse et à Turin. Les deux premiers ouvrages de la collection Recherches en cours aux éditions du Trabucaire présentent des terrains explorés dans ces thèses : Gitans et santé, jeunes de bonnes familles dans les trafics transfrontaliers d’héroïne.

[3] on lira : L. MISSAOUI : Gitans et santé.  Ed. du Trabucaire 1999, et particulièrement la préface de François LAPLANTINE.

[4] menés dans les laboratoires CNRS MIGRINTER, de Poitiers, et CNRS DIASPORAS, de Toulouse. Actuellement nous explorons ces thèmes à partir d’un programme de recherche pluriannuel international mené avec des laboratoires italiens, espagnols et grecs sur  les Nouveaux cosmopolitismes portuaires euroméditerranéens (DG XII- recherche  de la Commission Européenne).