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L’AGENTIA
- Philippe PRATS - La
notion d’agentia est une notion essentielle dans la philosophie lullienne. On
ne peut la comprendre que sous l’angle d’une philosophie de l’action. A
condition de ne penser cette notion que dans le cadre que lui a assignée Lulle :
réfléchir sur le devenir singulier relativement à l’ordre du monde. Ce
cadre pose le problème du devenir singulier. Le devenir
singulier ou empirique d’un sujet particulier peut-il se penser indépendamment
du devenir collectif qui lui-même ne peut se penser hors du plan de la nature ?
penser autrement c’est reconnaître le hasard comme principe d’organisation
et d’ordre ce qui est absurde. Quel est le sens de ce devenir ? Comment
peut-on le penser ? Le
devenir humain est bien un devenir singulier dans la mesure où il n’existe
dans le monde que des faits singuliers et contingents. En ce sens l’étude du
singulier individuel implique un défi. Produire une science de l’homme
singulier. Comment une science du singulier est-elle possible ? Le piège
dans lequel on glisse facilement est de retourner la question en :
quelles sont les raisons du singulier ? Lulle ne tombe pas dans ce
piège et pose une autre question : quelles sont les conditions qui rendent
le singulier possible ? Le
premier problème à résoudre est celui de savoir pourquoi il peut y avoir dans
un monde d’ordre (la nature), un espace libre (celui de l’homme). Cet espace
est libre par définition. L’homme n’est pas contraint dans ses actions, il
a toujours un choix. Pourquoi cet espace de liberté ? En tout cas on doit
éviter de réduire cet espace de liberté à la simple contingence
et affirmer qu’il y a dans le monde du hasard. Ce serait absurde.
Pourquoi en serait-il ainsi ? Tout
simplement parce que la nature ne fait rien en vain : ou
elle soumet l’homme à l’ensemble de la nature et dans ce cas sa vie
est un ensemble déterminé dont on peut appréhender la loi sans autre
difficulté ; ou l’homme n’est pas soumis au déterminisme dans ce cas
l’homme serait incompréhensible. La
liberté de l’homme est un véritable problème. Il y a un plan de l’humain
qui s’insère, certes, dans la nature mais en même temps le dépasse. L’humain
est un devenir, un inaccompli. C’est cet inaccompli qui peut expliquer
l’agir qui le caractérise. Etre c’est agir. En ce sens l’homme est en
mouvement. Le mouvement qui le caractérise est inerte, il n’est pas causé de
manière extérieure. L’homme est son propre projet. Il doit s’accomplir
selon une modalité qui est propre à chaque individualité. Le devenir humain
est forcément singulier dans la mesure où il s’accomplit dans un espace et
un temps particulier, celui de chacun. Chaque homme est unique. Ce qui soulève
une difficulté de plus : comment ces devenir singuliers peuvent-ils être
pensés comme un ensemble cohérent ? L’homme
est en devenir. Cette notion est fondamentale dans la philosophie lullienne.
Cela signifie aussi que la nature entière est inachevée puisqu’une de ses
composantes est inachevée. Comment concilier l’ordre de la nature et
l’inaccompli de l’homme ? Nouveau problème qui ne peut
se comprendre que si l’on pense la nature elle-même comme étant en
devenir. Lulle parle d’un procès pour déterminer le mouvement général de
la nature et de l’homme. En tant qu’homme il doit réaliser son être. Cette
réalisation met en mouvement la nature entière. L’homme ne peut pas se réaliser
dans un monde qui serait lui-même achevé ou alors sa place serait déjà toute
trouvée. Il ne deviendra pleinement ce qu’il est que lorsqu’il aura, par
son esprit, pénétré la matière.
C’est le problème de l’incarnation. Les mythes de la chrétienté, pense
Lulle, racontent cette aventure qui a pour modèle le Christ. L’homme a une
mission sur la terre. Car si
l’homme n’est pas totalement achevé et qu’il a à s’achever ; il
est responsable de lui-même c’est à dire de son monde. Tout est devenir,
l’ordre est à accomplir. Ainsi Dieu est perpétuelle création, il se réalise
en s’incarnant dans ses créatures. Le monde a un sens que seul l’homme peut
lui donner. Le sens est le retour à l’unité perdue. Le sens de la création
c’est la contemplation de Dieu par lui-même au travers de ses créatures.
Ainsi la trinité est-elle accomplie sur terre. La terre imite le ciel qui se
reflète sur terre. Le
projet humain est grandiose, il achève la création. L’homme est responsable
de la création qui lui a été donnée. Il doit la rendre sublimée par
l’esprit. Comment y parvenir ? Il n’y a pas de modèle, chacun est responsable pour
tous de la création. C’est chacun qui a à réaliser la totalité en lui-même
dans chacune de ses actions particulières. L’agir
humain n’est pas un acte ordinaire. On ne peut le comprendre qu’en en
faisant une décomposition. L’acte est le fait d’une intention. L’acte
vise une matière, le lieu de l’action et une visée, l’intention, le but de
l’action. Un acte est une composition d’un agissant et d’un agible. La
vie individuelle est un devenir qui doit concilier la matière, l’esprit
et l’âme en une harmonie. Etre
c’est réaliser de programme. La vie humaine est en ce sens action. La
pauvreté de notre langage épuise la notion d’acte dans un substantif qui lui
ôte toute dynamique. Or l’action est le cœur même de l’homme en train de
s’accomplir. “ Agir ” le verbe, l’action substantifiée ne
peut se concevoir que dans un processus dynamique qui unie “l'agissant ”
et “l'agible ” dans un même mouvement. Cette notion recouvre toutes
les dimensions de l’homme. L’homme en effet est action, et cela dans
n’importe quelle condition. Par exemple la “ bonté ” qui est le
substantif neutre qui exprime davantage un état qu’une action ne peut-elle se
concevoir sans le “ bonifiant ” et le “ bonifiable ”.
Ce que veut souligner Lulle dans cette perspective c’est notre manière de
regarder qui est souvent trop pauvre. Reprenons
l’idée de l’action qui s’exprime par le verbe d’action “agir ”.
Ce verbe ne signifie rien dans la mesure où il désincarne totalement
l’action. Il donne même l’impression que l’action est quelque
chose qui se fait de manière pure,
un peu comme si rien n’en était à l’origine et si elle ne s’exerçait
pas sur quelque chose. La nouvelle expression est plus claire. Elle montre bien
qu’ “agir ”, c’est avant tout une force ; l’agissant .
Cette force est spirituelle et non physique. Elle s’exerce justement sur une
matière, l’ “agible ” qui se prête à l’agissant, un peu comme si
elle se donnait. Cette perspective nous permet
de mieux comprendre notre
devenir comme une relation dynamique avec un milieu qui loin d’être hostile,
au contraire se donne à être modèle. Mais il y a une manière
d’être au monde. Il doit y avoir une véritable
égalité entre l’être, la plénitude et l’action. L’être ne se réalise
que dans une pensée qui forme la matière selon une modalité qui n’est pas
agressive mais au contraire pleine d’amour. La vie se donne au monde, comme le
monde se donne à la vie dans une présence qui est comme un hymne de joie. On
peut spécifier cette action humaine, en disant d’elle qu’elle est caractérisée
par un processus de symbolisation du monde. La création pour l’homme ne
consiste pas à transformer ce qui est, ce qui serait proprement impossible,
mais à déplacer les lieux. Ainsi l’action de l’homme sur le monde est
d’en faire un objet spirituel, ou objet symbolique. De fait créer pour
l’homme c’est donner sens au monde. C’est ainsi qu’il utilise la nature
en même temps qu’il lui donne une visée qui est humaine. Prenons un exemple.
Quand l’homme pleure, les glandes lacrymales produisent un liquide en vue de
protéger ou de nettoyer les yeux, il n’y a là qu’une simple fonction
utilitaire. En contre partie pleurer pour l’homme c’est utiliser cette
fonction mais lui donner un sens. Pleurer c’est aussi exprimer une intention
vis à vis d’un autre. C’est cela que l’on appelle la symbolisation du
monde et sa recréation en monde spiritualisé. Notre relation au monde ne peut
plus être comme c’est le cas une relation de domination, un rapport de force.
Il ne peut y avoir d’action véritable qu’après cette conversion du regard
qui nous entraîne à la source même de l’humain comme force spirituelle, qui
informe la matière en vue d'en faire une matière glorieuse. C’est
un mouvement d’ouverture au monde et à soi que nous propose Lulle dans cette
conversion. L’Etre est pur dynamisme, il est action. Le monde est ainsi
inachevé il est un “ procès ”. Ce terme est clairement
significatif. Le monde est un procès, un processus finalisé dont l’homme est
le centre. La véritable action n’est pas force contraignante, elle est est
hymne d’allégresse. Retour à l’esprit créateur qui se
retrouve incarné dans le monde grâce à l’homme. Le devenir humain
s’inscrit dans une dynamique de réconciliation de la création avec elle-même.
Se laisser glisser dans le monde, agir de conserve avec lui, perdre sa superbe
qui n’est que le pire des pêchés ; l’orgueil qui ne produit que
division, séparation et dans lequel tout est l’ennemi de tout, dans lequel
chaque partie fait la guerre à chaque partie.
Lulle en ce sens est bien de son époque. Le mythe de Tour de Babel hante
les esprits. Il
faut réapprendre aux hommes à discriminer l’essentiel. Cette conversion du
regard lui permettra de retrouver le sens de tous ses gestes et de tous ses
sentiments. Le plaisir lui-même n’est pas à bannir. Il est aussi processus
trinaire porteur de sens. Le plaisir est le procès du “ plaire ”,
du “ plaisant ” et du “ plu ”. Le sens est
retour à l’unité qui ordonne, organise et hiérarchise, alors que le
mouvement duel en interdisant le retour à l’unité laisse glisser vers
l’infini, le sans loi. Il ne peut y avoir d’ordre et de sens que dans un
monde fini. Nous
pensons mal, c’est pourquoi nous ne comprenons plus le monde. Nous raisonnons
toujours de manière dualiste, selon le principe d’identité et de
non-contradiction comme notre logique nous l’enseigne. La vraie logique
n’oppose pas, elle produit des rencontres, des réseaux de signifiances qui se
renvoient mutuellement l’un à l’autre. Rien n’est divisé irrémédiablement,
rien n’est définitivement opposé sans quoi même le monde ne pourrait
exister, il serait éclaté. L’action
individuelle dans cette élaboration d’un monde signifiant rejoint le
collectif. Le sens de cette symbolisation ne se constitue que dans la reprise
par les autres du sens individuel. Le monde symbolique individuel doit être en
mesure d’être lu par les autres s’il veut avoir un sens. Comme le sens
commun n’a de sens que relativement à une convergence de sens avec
l’Esprit. La création est processus descendant vers l’individualité et
processus de remontée grâce à
l’Esprit qui rend possible la communion des consciences que la matière
interdit. Les corps dans l’espace
ne peuvent, au mieux, qu’être côte à côte, ils ne peuvent jamais former
une unité. Dans l’ordre du sens ce que la matière ne peut accomplir le
langage par son processus de symbolisation peut l’accomplir. La
liberté individuelle ne déroge pas à l’ordre du monde comme projet
d’accomplissement. La difficulté que l’on avait pointée, n’était
qu’apparente. La liberté individuelle est la garante de l’ordre si l’on
perçoit l’ordre du monde comme un processus dynamique de retour à l’unité
perdue et que seul les hommes peuvent dans leur vie singulière réaliser. Pour
accéder à cette vérité il y a une méthode possible. C’est la logique
interne de l’œuvre qui nous l’explique clairement. Tout commence avec la
dialogue des trois sages et du gentil qui montre la difficulté des religions à
communiquer alors qu’elles parlent d’une même matière. Lulle veut tenter
de sauver la religion chrétienne à la manière de ses prédécesseurs selon la
logique formelle et démonstrative mais c’est un échec. En logique les
arguments sont tous réversibles quand on parle de métaphysique. La solution
passe par une remise en cause radicale de notre manière de penser le monde et
de se penser en son sein. Le livre de contemplation tentera de remédier à
cette difficulté en repartant à zéro. La conversion de notre regard est
l’objectif de cet ouvrage : retrouver le monde pour nous retrouver, découvrir
son vrai lieu qui est donation de sens. Tel est le secret de notre vie :
donner sens au monde. Nous ne pouvons pas penser le sens de notre vie séparément
du monde à signifier. Nous avons partie liée à lui. Nous sommes avant tout au
monde. Dès lors nous apparaîtra le vrai sens de notre destinée et de notre
parole. Nous parlons certes, cela est une évidence. Mais avons-nous réfléchi
à ce que parler veut dire ? Parler c’est donner sens à nos actes et à
nos sentiments qui sont autant d’actes. C’est référer le monde à son
origine. Voilà pourquoi parler est l’acte essentiel de l’homme. Par lui il
instaure un lieu de liberté. C’est construire un espace symbolique dans
lequel nous pouvons tout accomplir à condition de signifier ce que nous disons.
Le sens du langage est en l’origine des choses il est en Dieu/Trinité.
C’est pourquoi nous pouvons à partir de cette connaissance puisée
dans la contemplation comprendre tout l’univers dans une perspective de sens.
C’est le propos de l’Art Général qui étudie la pensée comme
explicitation de l’implicite qui est en nous et qui donne le vrai sens des
choses. Mais le bon usage de la pensée au travers de la parole ne peut être
qu’après la conversion de notre regard. Il
y a une cohérence interne de l’œuvre de Lulle malgré le nombre
extraordinaire de ses écrits (environ 350). Lulle est le philosophe de la
liberté individuelle qui n’est nullement contradictoire avec un plan divin
mais qui au contraire l’accomplit. C’est cette dimension de la vie singulière
comme création libre qui a manqué de le faire excommunier. Enfin
rappelons qu’il est le fondateur de la langue catalane. Il en est le
codificateur et le premier poète/philosophe.
Philippe PRATS - P.Prats est professeur de philosophie à Nancy- …
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