L’humanité du visage,

 

 un aperçu de la pensée du philosophe Emmanuel Lévinas

 

 

 

            Notre siècle a vu le visage de l’homme disparaître derrière la multiplicité des déterminations (biologiques, sociales et linguistiques) que les sciences ont mis en lumière : c’est la mort de l’homme annoncée par Michel Foucault. L’ambition constitutive de la rationalité occidentale de faire de l’humain (comme de toutes choses) un objet de science, de l’intégrer à la totalité de l’être et du savoir, a eu précisément pour effet… de le désintégrer. Doit-on en conclure, comme on l’a précédemment fait au sujet de Dieu, que l’humain est une illusion ? L’œuvre d’Emmanuel Lévinas représente une des tentatives les plus rigoureuses de notre siècle pour répondre à cette question. Nous nous proposons ici de donner un modeste aperçu sur cette œuvre exigeante, sur ce nouvel humanisme, « humanisme de l’autre homme ».

 

            Il ne s’agit pas, pour Lévinas, de revenir à l’humanisme des Lumières, de définir l’homme par rapport aux pouvoirs de sa raison, mais au contraire de donner sens à l’humain à partir de sa faiblesse, de la nudité de son visage, « nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort, dissimulée dans son être », écrit Lévinas, dans la préface à Totalité et Infini. On peut considérer la phénoménologie que Lévinas opère du visage de l’autre homme comme le cœur de son œuvre. Faire de la phénoménologie, c’est essayer de décrire ce qui apparaît (le phénomène) sans rien présupposer de l’objet que l’on décrit, c’est partir de l’existence, pas d’une essence, d’une nature ou de caractéristiques générales. Comment apparaît l’humain ? Par son visage et sa parole.

 

            Si l’humain a un sens, il le trouve dans l’appel que me lance le visage de l’autre. Si le visage a un rapport à la vision, il est pourtant ce qui toujours déborde la représentation, la « chosification », comme dit Sartre, qu’opère le regard. « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure façon de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! », écrit Lévinas (1). Et on sait bien aujourd’hui en quoi identifier un homme à la forme de son nez, par exemple, faisant de celle-ci signe de son appartenance à une « race », est déjà négation de son humanité. Ce qui est spécifiquement visage échappe aux catégories générales par lesquelles on peut identifier l’appartenance de quelqu’un ou bien prétendre le comprendre –dans le sens où « comprendre » veut dire englober : l’humain échappera toujours à la connaissance conceptuelle, car le concept ramène toujours au même (à un genre commun, à une totalité), alors que l’humain, c’est toujours l’autre homme. L’existence de l’autre homme ne m’est pas donnée comme l’est celle de cet arbre par exemple : celui-ci m’apparaît par ses qualités et réside peut-être entièrement en elles, or autrui n’est pas intégralement donné dans ce qui l’exprime (parole et visage), et c’est bien pour cela qu’il est, à chaque instant, possible pour lui d’être sincère ou me trahir. « Le visage est une réalité par excellence, où un être ne se présente pas par ses qualités. » (2) Ce qui veut aussi dire que le visage se présente dans sa nudité, la preuve en est que nous ne cessons d’user d’artifices pour « faire bonne figure » comme on dit.

 

            Les choses et les mots ont une signification par référence à d’autres choses et d’autres mots, dont on dit précisément qu’ils ont les signes. Mais le visage de l’autre homme ne tient  pas sa signification en référence à autre chose. « Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage, dans un contexte…le visage est sens à lui seul. Toi c’est toi. » (3) Le visage est même la signification première, car le face à face est la signification originelle à partir de laquelle il y a du sens : si les choses ont une signification qui ne se limite pas à leur usage par moi, c’est parce qu’un autre   peut-être associé à ma relation à elles, c’est parce que je veux partager. Ce que révèle Lévinas, c’est que le langage, qui met les hommes en relation, est d’essence éthique.

 

            Le visage et la parole de l’autre, sa présence irréductible à une idée, me mettent en demeure de répondre, de sorte que même ne pas répondre est encore une réponse. Pas de moralisme, ici : être responsable, c’est vraiment être en relation à l’autre. Le visage de l’autre éveille le moi à son unicité d’être irremplaçable : ce n’est pas par son effort pour persévérer dans son être que l’homme s’affirme comme tel, au contraire, se faisant il reste toujours dans la logique de l’espèce, où il est lui-même substituable à n’importe quel autre. Le « je » n’existe vraiment qu’en répondant au « tu » qui le questionne. Mais, en même temps qu’il me fait accéder à la subjectivité, le visage de l’Autre me met en question dans mon être même : en disant « je », j’ai aussi à répondre de mon droit d’être. Tous les vivants s’obstinent à être sans que cela ne leur pose le moindre problème, alors que pour un homme, la présence d’un autre homme met implicitement son être en question : et si « ma place au soleil », comme l’écrit Pascal, était « le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre » ?

 

            « Les soupçons engendrés par la psychanalyse, la sociologie et la politique, écrit Lévinas, pèsent sur l’identité humain, de sorte que l’on ne sait jamais à qui on a affaire quand on bâtit ses idées à partir du fait humain. Mais on n’a pas besoin de ce savoir dans la relation où l’autre est le prochain et où, avant d’être individuation du genre homme, ou animal raisonnable, ou volonté libre, ou essence quelle qu’elle soit, il est le persécuté dont je suis responsable… » La philosophie d’Emmanuel Lévinas nous montre en quoi la question de l’homme est avant tout une question éthique. Se questionner sur l’humain ne saurait se limiter à l’accumulation de données objectives sur le fait humain. Le discours rationnel se veut totalisant, n’occupant aucun point de vue (qui est toujours partiel). Mais le savoir, qui constitue l’humain comme objet, est toujours un discours adressé à d’autres hommes, à des hommes dont la présence, dont le visage, ne se résorbe pas dans le dit savoir. On est toujours déjà dans le face à face, dans cette relation dont les termes échappent –sinon d’où viendrait la nécessité de parler. Ainsi, contre la tradition rationaliste, Lévinas place l’éthique à la place de la philosophie première. Ce qui est premier, ce n’est pas l’être (ni le discours sur l’être), mais c’est la relation à l’autre.

 

 

 

                                                Julien Saiman, professeur de philosophie

 

 

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1 Ethique et Infini – Le livre de poche – Hachette – page 79 –

2 Difficile liberté – même édition – p.326 –

3 Ethique et Infini – p.80 –

4 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence – Le livre de poche – p.88-89 -

 

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