Extraits
du recueil SOLSTICES
Ces
poèmes sont extraits du recueil « SOLSTICES », encore inédit.
Jacques
Gautrand est né à Elne (P.O.) en 1952.
Il
a voyagé et travaillé en Afrique et en Océanie. Il vit aujourd’hui dans le
Val de Marne, près de Paris. Il est journaliste économique, animateur de conférences-débats.
Il l’est l’auteur de deux autres recueils de poèmes : « Du côté
de Barbès », avec des photographies de Dominique Antoni ; « Urbanité »
(inédit), ainsi que de romans inédits.
Le
4 avril 2002, Les éditions Le Pré aux Clercs publieront son premier essai
sur les médias et la société.
Entre Nordiques et
Tropiques j'inscris: Midiques A
la pointe sèche du compas solaire bandérilles
obliques dans
la chair du calcaire au
burin des siècles qui
cisèle l'arcature romane déchiffre
le granit monumental salpique nos
visages de métèques au
pinceau du cyprès gardien
de ton aire arène
cirque crique forum
théâtron agora
parole publique fille
de joie ta
langue épanouie épice
nos échanges chair
de la figue suc
du raisin essence
du pin fraîcheur
de l'olive saveur
secrète de
la datte où
se cristallisent nos mémoires de
sel marais
salants paludes palourdes sous
les pas déterrées des
sabots des
chevaux des
taureaux rizières
dérisoires miroirs
mosaïques de
soleils fracassés l'oeil
noir quadrillé par
le châle andaloux voile
mauresque où
s'abrite le jasmin d'une lèvre -
dont il faut rafraîchir la brûlure - perles
de sang sur
un drap par le mâle exhibé devant
un jury de l'honneur de
noceurs indécents sur
le pain essuyé une
tache de sangria s'élargit sur la nappe blanche les
mouches redoublent d'ardeur à
l'heure de la sieste cependant se
concentrent les liqueurs la
perle de miel
|
que
distille inlassable le
fruit lourd du figuier arbre
refuge prodigue
d'ombre et de connivence chargé
de bourdonnements somnifères sous
les voûtes de tes caves millénaires mûrit
le muscat hydromel
des dieux qui
ensuque nos sens le
temps perd toute prise midi
minuit quelle
différence? sous
la pleine lune les
grands tombeaux superbes face à la mer cernés
de cyprès sentinelles forment
une armée pétrifiée statues
de sel Poilus
gazés par l'ennemi souverain: le
temps. à
la lisière du champ de vision les
marées d'équinoxe roulent
leurs cerceaux d'enfer tambours
frénétiques je
vois déjà leurs vagues gigantesques engloutir
ma terre avec
l'aube qui
revient quand
on désespérait de la nuit s'éloignent
les mauvais songes et
les fièvres vespérales les
fantômes remisent leurs chaînes et
replient leur suaire moisi la
terre incroyablement retrouve sa
torpeur des
jours ordinaires saturés
de lumière bêtes
et gens insectes
et volatiles tout
ce qui marche vole ou rampe ces
chevaux qu'on déharnache ces
boeufs luisants de fatigue cherchent
obstinément l'ombre le
chien son écuelle comme
le seau plonge au fond du puits chacun
quémande l'aumône du crépuscule on
arrose la terre brûlante pour
lui extorquer quelque fraîcheur tout
s'immobilise entre chien et loup à
peine si l'on perçoit un aboiement dans
le lointain qui s'estompe la
signature d'un feu de sarments une
bouffée de fenouil sous le vent une
roue de charrette qui grince un
cri d'oiseau sombrant au couchant à
peine si l'on entend un
dernier charroi qui passe à
peine si l'on entrevoit dans
un ciel magenta une
étoile filer. |
c'est
toi qui sculptes notre âme ivres
d'air tes
flûtes de Pan délirent
à nos oreilles six
mois sur douze c'est
toi qui soulèves la mer roules
ses vagues vertes emportes
nos plages fais
grincer les haubans quand
tu plonges dans les Corbières comme
l'aigle royal étend ses ailes sur les plus hautes strates tu
blanchis les châteaux cathares tu
affûtes leurs étraves de calcaire tu
tords le cou à la farigoulette tu
vrilles le micocoulier lacères
le tronc du chêne-liège agites
les rameaux de laurier
|
en
crécelles ou suppliques des
processions de la Sanch tu
flagelles nos jambes nues d'écoliers
chahuteurs c'est
toi qui nous mets le coeur à la traîne nous
bringuebales comme un esquif naufragé tu
nous mets le sang dessus dessous tu
aiguises notre appétit de vivre c'est
toi qui nous donnes un ciel aussi limpide qu'un
oeil d'ange Tramontane c'est
toi qui sculptes notre âme et
tu nous écartèles entre
le bonheur de nostre terra et
le désarroi de notre temps.
|
Et
le bourdonnement des insectes dans tes oreilles
Et
la saveur singulière de son suc
Dans
ta mémoire
Ses
feuilles parures t’ont caché
Dans
tes jeux jadis
Ses
branches luisantes comme des cuisses de négresse
T’ont
bercé
Et
son tronc pachyderme
A
protégé l’enfant
Des
guerriers cruels de ses rêves éveillés
Le
figuier est toujours là-bas
Puissant
mémorial
Sémaphore
tranquille de l’exil.
Tu
fauches la mer en
gerbes légères vaporisant
l'air toujours
midi sous
un ciel embué en
plein été tu
taquines mes narines d'un
fumet de sardines sur la braise de
sarments le
soleil est bleu aux fenêtres tandis
que les anchois mûrissent dans le sel marin Collioure
étire son clocher gaillard et
clapotent au mât serein les
voiles rêches des
barques ventripotentes ici des
femmes en noir aux
doigts infaillibles ravaudaient
les filets en
murmurant des cantiques aujourd'hui
pour
tout effort les boulistes plissent
leurs yeux entre deux pastis à compter jalousement les points
|
aimante
toujours les pas des
marins désœuvrés ils
ont remisé leur trogne de forbans contre
ces visages tristes de retraités dociles roulant
méticuleusement leur linceul dans
du papier à cigarettes les
vieux pétrifiés
sur des bancs au soleil hument
l'air du temps perdu un
chat s'étire mollement à l'ombre d'un platane l'air
du large ronge patiemment une ancre échouée et
dissout les aiguilles de l'horloge au clocher de pierres la
brise de mer m'a
capturé dans ses filets à
quoi bon lutter
à contre-courant je
sens monter l'ivresse des grandes profondeurs je
sombre lentement comme en sous
un flot soyeux de songes acidulés.
|
Sculpté
dans l'écume Ton
corps Galet
parfait Infiniment
poli par la vague A
surgi De
la mer Etale Torse
ruisselant Offert
à l'étreinte solaire Chrysalide
mystérieuse Déployant
ses courbes olympiennes Sur
l'écran bleu de la Baie des Anges Vénus
méditerranéenne
|
Lisse
et lumineuse Harmonieusement
soufflée Comme
un verre de lampe Capturant
mes regards D'insecte
aveuglé Tu
as colonisé mes rêves soliloques Qui
bourdonne à mes oreilles Mon
désir est un lierre Qui
grimpe sur mon abdomen Mon
désir est un crabe qui
ronge mon estomac. |
BARCELONE
Capitale
brouillonne Catalane
baroque Bouillon
de cultures Métisses Barcelone Ma
garçonne Voluptueuse
gorgone Pulpeuse Entremetteuse Des
amours de passage Tes
Ramblas cosmopolites Nous
chaloupent jusqu'à la mer On
se balade le nez en l'air Humant
tes parfums opiacés Captant
les couleurs crues De
tes feux d'artifice à la Miro On
reluque tes jeunesses dévêtues Aguichant
le noctambule fiévreux A
démêler le dédale de tes barios Compliqués Ici
on boit du vermouth
|
Ou
de l'anis Del Mono Là
on se régale de tapas Epicées Partout
mille séductions Pour
l’œil ou le palais L'oreille
ou le cœur Tu
mets nos sens aux abois Aiguises
toutes nos soifs Dénudes
nos désirs Fous Tandis
que la nuit carrousel Nous
aspire dans son tourbillon d'étoiles Electriques Ton
téléféérique brinquebalant Du
haut du Mont Juich Nous
précipite Ivres
Dans
les eaux lisses du port Comme
un papillon épinglé Sur
une aurore à la Dali. |
LE
TYRAN DE LA MARCHE
« Il
faut que l’homme marche ou bien qu’il erre : rester est impossible »
Lanza
del Vasto
Habille-toi de
vêtements amples ceins
ta tête d'un
turban clair pour
affronter le soleil chausse
tes pieds de
sandales de cuir pour
défier l’enfer des sables Et
pars Pars
droit devant sans
te retourner ne
fixe que l'horizon qu'il
soit ta boussole ta
carte routière ta
ligne de mire ta
raison de vivre ton
trésor ton
absolu Et
marche
|
Marche
droit devant sans
te retourner et
surtout chante pour
supporter la
douleur de tes pieds scarifiés
aux éclats de silice sur
les chemins de braise Arrime-toi
à l’horizon dansant comme
saoulé de naphte Quel
est donc cet incendie aux extrémités d’un
monde fossile pour
nous fasciner autant et
soumettre nos pas au tyran de la marche?
|
Hommage
A Théodore Monod.
Il
marche au
pas lent du chameau il
marche en
oubliant l'eau la
ville et ses désirs clos il
revit au désert il
porte toute
sa richesse dans
sa tête et
dans son sac à dos il
sourit devant
l'immensité de
cet espace nu vibrant
de chaleur et
de silence qu'il
ne finira jamais de découvrir
|
avec
ses pieds voilà
trois-quarts de siècle qu'il
traque le météore tombé
au
milieu des dunes mais
le mégalithe introuvable n'est
en vérité qu'un prétexte: pas
après pas il
marche imperturbablement
vers
cette fleur minuscule unique si
fragile qui
renferme au bout des sables le
secret de sa jeunesse.
|
Mont
Saint-Michel du désert cathédrale
de sucre terra
cota pièce
montée brillante et
dorée brioche
à peine sortie du fournil tableau
cubiste d'avant-garde la
ville arabe dispose
au gré des heures en
pastels d'ocre et de blanc de
terre de Sienne et de bleu ses
aplats et ses arêtes vives
|
citadelle
de lumière où s'abrite le marché aux fruits et aux bestiaux dans
un moutonnement de voiles Ghardaia dernière
halte avant le désert sentinelle
infatigable guetteur
d'immensité rose
porcelaine des sables gardienne
du secret de
ceux qui ont
vaincu la soif et
regardé le
soleil en face.
|
Une
tache de lait de chèvre stagne au
fond du verre dehors le
soleil de midi écrase
les rares ombres toute
vie s'est minéralisée pas
même un camion sur la piste ni
des gamins qui chahutent seul le
vent maraude sur la pierraille des
oueds secs au-delà de
la gargote blanche où
les hommes se mettent au frais en
mangeant quelques dattes au-delà
de
la modeste palmeraie le
monde n'est que chaos de
dunes et d'éboulis de roches disséminées rien ne
s'y passe rien
ne
passe pas
une voiture pas
un troupeau pas
un marchand
|
pas
un appel les
gens ici sont économes de
paroles comme
on préserve l'eau on
apprend à converser d'un
regard d'un
froncement de sourcil on
se suffit de peu on
mange de la viande une
fois par mois sinon
des fèves de
la semoule et
des galettes car
la plupart des hommes chôment la
terre est rare et
la ville est loin il
n'y a ni bus ni train pour
s'y rendre alors
on attend le touriste pour
quelques pièces un
billet contre
une photo ou
quelques objets d'artisanat on
attend le pèlerin qui
viendra illuminer la veillée des
récits de mondes merveilleux où
tout est abondance au-delà. |
Lamia La
mia amica Vas
où tes pas te portent Sans
te retourner Vent
de sable au désert Les
dunes avancent sans savoir Vanité
d’aller à contre courant De
cette force immense Qui
sourd du plus profond des temps Ici
Lamia
voici longtemps Qu’il
ne pleut plus La
chaleur devient insupportable C’est
pour ça qu’ils sont presque tous partis Une
légende dit Qu’au
petit matin Une
rosée inespérée recouvre tout : Roches,
éboulis, replis et anfractuosités
|
Lorsqu’un
simoun de feu venu du Levant Soudain
saisit ces gouttelettes disséminées Et
les amalgame aux grains de sables En
un creuset incandescent Il
se forme des myriades de perles de verre -
Aussi lumineuses que tes larmes sur tes lèvres incarnat le
jour de ton départ - Vite
enfouies sous le sable par les tourbillons mauvais. Lamia,
la mia amica J’aurais
tant voulu ce jour-là Qu’un
simoun se levât pour pétrifier ces perles d’eau Je
les aurais gardées en souvenir de toi Avant
que le vent de feu ne les emporte au désert. |
A
Youssef Sebti, poète assassiné le 28
décembre 1993, en Algérie, comme tant d’autres avant lui, anonymes, et tant
d’autres après lui, tombés sous les coups de barbares ivres de sang et de
folie.
“ Si
nous nous taisons, alors les pierres crieront ”
Un
poète que l’on tue c’est
notre sang qui se fige notre
respiration que l’on bloque s’ils
croient bâillonner une
parole libre s’ils
croient faire taire une
voix rare essentielle inutile
aux puissants s’ils
croient étrangler ce
souffle imperceptible qui
les incommode c’est
qu’ils s’imaginent commander
au vent mais
le vent s’invite
où il veut il s’immisce partout |
même
dans les forteresses les
plus inexpugnables son
génie se joue des verrous des
blindages des caparaçons aucun
char ne l’arrête le
chant du poète s’imprime
dans le cœur de chacun passager
clandestin compagnon
de tous les chemins il
résiste à l’oubli il
survit aux tyrans un
poète peut mourir en paix sa
parole trouvera toujours quelqu’un pour l’héberger.
|
Le
tam-tam impénitent fait
bondir le diable noir tapi
en nous il
le délivre il
le délie il
se déploie ce
démon-là comme
une anguille il
se tortille fait
corps à corps à
notre corps colle
à nos pores il
cogne au ventre à
grands coups mats le
diaphragme encaisse ses
uppercuts en
cascade des
tempes à la fémorale il
bât le tempo sur
la membrane
|
de
nos tympans à
vif ventricules oreillettes l'aorte torsadée s'emporte ventricules oreillettes son
rythme impérieux fait
sauter deux
à deux tous
nos verrous on
ne craint plus la
panne il
abolit le temps le
tam-tam.
|
© Jacques Gautrand