SICILITUDE

Retrouvailles avec le soleil, avec la lumière: si l'Allemand Herbert List a découvert en Grèce le soleil et la lumière, si le Russe Nicolas de Staël les a rencontrés en Agrigente, l'Anglais D. H. Lawrence en Sardaigne, Ferrante, lui, n'a eu qu'à retrouver ce qui dormait en lui dès la naissance.

Mais il ne s'agit pas seulement de climat. Sicilitude: le mot a été créé par Leonardo Sciascia, pour indiquer ce sentiment particulier de la vie que possèdent les habitants de l'île: orgueil et fatalisme mélangés, exubérance et retenue, goût de s'exhiber et tendance au repli, allégresse et mélancolie, selon un alliage complexe de tendances contradictoires, la fougue espagnole, la résignation musulmane, la subtilité grecque, la bonhomie romaine et, avant tout peut-être, la hauteur, le dédain insulaires,complexe de supériorité et d'infériorité à la fois. Ferrante a beaucoup pratiqué les auteurs siciliens (qui représentent, depuis quelque cent ans, la moitié du corpus littéraire italien) : Pirandello, celui qui a le mieux exprimé l'inextricable fouillis de tentations opposées qui tiraillent le citoyen d'une île ayant changé si souvent de maîtres et de coutumes, mais aussi Vittorini, dont les phrases cadencées et répétitives ont la saveur douce-amère des mélopées arabes, et Verga, romancier de la terre et de la plèbe, et Tomasi di Lampedusa, poète de l'aristocratie déclinante, et ce Leonardo Sciascia prince des sceptiques, sans oublier l'admirable Elsa Morante, qui a donné dans son roman Mensonge et Sortilège la peinture la plus aiguë du microcosme sicilien.

Que Ferrante soit véritablement, viscéralement sicilien, on le voit à ce qu'il ne porte pas son regard sur la mer. La mer, en Sicile, n'intéresse que les touristes. Pour les indigènes, qui ne savent même pas nager, qui pêchent à peine (très peu de ports) et n'ont de confiance que dans le sol où poussent les tomates et le blé, il mare è nemico. Une ennemie, la mer, car elle ne leur a apporté, au cours de leur histoire, que frustrations, malheurs et catastrophes: invasions de colonisateurs, incursions de pirates, raz de marée dévastateurs, débilitante malaria. Autre signe de sicilitude: cette image du chien dans la célèbre villa de Bagheria, près de Palerme. Ferrante ne s'est pas contenté d'admirer les monstres sculptés au dix-huitème siècle sur l'ordre du propriétaire, le fantaisiste prince de Palagonia, il a regardé autour de lui, et s'est émerveillé de ce simple banc installé contre un mur nu -mais d'un dessin si délicat -décoré seulement par un médaillon représentant ce prince, et plus encore de ce quadrupède couché sans façon, absolument incongru dans ce lieu illustre, pour un Européen, mais parfaitement à sa place, selon la mentalité sicilienne. Affirmation tranquille du droit à faire la sieste. Ce qui est étrange, même en Sicile, c'est la muselière, bien rare sur les museaux canins de l'île. Ajoutons le pied manquant du banc, et nous avons une métaphore parfaite de la Trinacrie : faste et délabrement, élégance et incurie, raffinement et paresse, tout ce qui fait que, malgré les inconvénients de la négligence, la Sicile possède un art de vivre incomparable. La Sicile, bien sûr, c'est aussi la Grèce, les plus beaux temples qui survivent de l'Antiquité se trouvant, non pas à Athènes ni dans le Péloponnèse, mais à Ségeste, à Sélinonte, en Agrigente.

Sans les négliger, Ferrante sait pourtant qu'ils ne sont guère symptomatiques avec leur majesté sereine et l'ordonnance intemporelle de leurs colonnes, de l'inquiétude et de l'agitation qui caractérisent les habitants. Ceux-ci se reconnaissent bien mieux dans l'ornementation luxuriante des églises baroques, dans la frénésie pittoresque des marchés, dans les vociférations des marchands ambulants, dans les figures acrobatiques posées en équilibre instable sur les murs des oratoires de Palerme par le stucateur Serpotta. Encore que certains décors baroques, comme le pavé noir et blanc de la cour de l'université de Catane ou de l'ancien collège des Jésuites, tendent eux aussi à une symétrie apaisante. Noir et blanc: occasion de dire que la photographie en noir et blanc, Ferrante la considère comme la seule qui puisse écrire la lumière, la seule aussi qu'il puisse travailler dans son laboratoire, jusqu'à ce qu'il trouve la nuance exacte. Encore un trait de sicilitude: une île dominée par les pentes noires de l'Etna, dont les villes sont pavées de lave et de basalte, dont les champs, rituellement brûlés chaque année, sont striés de bandes noires alternant avec le doré des blés, une île que le soleil écrase de son éclat blanc, n'est-elle pas plus vraie en noir et blanc qu'en couleur? Noir et blanc: la primordiale simplicité, dans le chaos psychologique de la sicilitude.Dominique Fernandez

Légende des photographies. Sur la plaquette.

Sur l'intercalaire. Sur /'invitation.

Ruines de Jerash en Jordanie.

Cheval dans les ruines de Santa Margherita di Belice en Sicile.

Christ voilé de Naples. Femmes en noir dans un miroir à Damas en Syrie. L'enfant au cerf-volant à Congonhas do Campo au Brésil.

Femme en noir dans la médina de Tozeur en Tunisie. Cour à Catània en Sicile.