lorsque je suis née
lorsque je suis née j’étais une puissante armée
il est facile de deviner ce qui s’est passé après
on est resté d’abord sans nourriture ensuite sans chevaux
ensuite les soldats ont commencé à s’entretuer
pour avoir une mort plus douce
il y en a seulement un qui vit encore je ne sais pas lequel
le capitaine l’ordonnance l’écuyer
celui qui a lutté jusqu’à la fin celui qui s’est
enfui le premier
je passe mon temps à essayer de reconstituer la lutte
et cela consume toute ma vie
je connais les mouvements par cœur comme un joueur d’échecs
c’était une lutte honnête ou pas
une grande cause une cause insignifiante qui peut le savoir
je reste sur un terrain vague en reprisant mes vêtements
je ne peux déserter nulle part il y a longtemps
mon armée a tout pillé a tué les femmes et les enfants
frappez ici
j’ai envie d’écrire
ça sur mon t-shirt
pour que les gens ne perdent plus leur temps
pour qu’ils ne gaspillent plus les pierres les paroles les sentiments
si vous êtes maladroits je vous aide moi-même
comme je l’ai toujours fait
aujourd’hui j’enfile de nouveau mon t-shirt les épines
à l’intérieur
et alors
ce que j’aime le plus
c’est lire les journaux sur la terrasse d’un café
un matin d’été ouvrir une lettre
après avoir attentivement regardé les timbres
ce que j’aime le plus c’est parler de mon père
ouvrir lentement le paquet de cigarettes
partir plus tôt de mon boulot
mais les journaux n’écrivent
plus pour moi
le café sur une terrasse est déjà assez cher
il y a peu de lettres et elles arrivent l’enveloppe déchirée
personne ne peut me rendre mon père
le paquet de cigarettes est collé de travers
et de ce boulot on va directement au cimetière
j’ai tellement écrit
j’ai tellement écrit sur mes
amis
que je crois de plus en plus souvent les avoir inventés
je me suis vanté de petits cailloux coloriés
comme si c’étaient des perles extraordinaires
les petites maisons des coquillages étaient vides
le gros chien s’est cassé les crocs contre mon cœur
le grand chirurgien a oublié le couteau dans la plaie
je ne sais pas si j’écris sur ce qui existe
ou bien je ne fais que construire des masques d’oxygène sophistiqués
mes amis existent à coup sûr voilà c’est écrit
dans les journaux
voilà un site une émission à succès
des projets compliqués à long terme mais pourquoi
il n’y a personne qui m’aide à traverser la rue
pourquoi je suis restée ici comme un journal au coin de la table
j’ai tellement écrit sur mes amis
que je crois de plus en plus souvent les avoir inventés
ils ont si peu parlé de moi
que je crois ne pas avoir existé
le jour le plus long
le dimanche il n’y a personne qui
débarque
le dimanche contient un lundi un mardi
un mercredi et ainsi de suite
il est souvent tellement triste
que l’on ne peut même pas s’ennuyer
le dimanche nous ramassons nos jouets
et nous nous en allons
nous déchirons des lettres des photos des poèmes
comme si nous pouvions les chasser de notre mémoire
nous rayons des noms de notre agenda
nous nous imaginons le grand nettoyage autour de nous
le dimanche nous nous reposons en écoutant comment personne n’appelle
nous pesons nous évaluons nous nous préparons à sauter
dans le lundi avec lequel commence un autre dimanche
j’ai commencé à oublier
j’ai commencé à oublier
le visage de mon père
mon père qui crucifiait les grandes bêtes les mains vides
son cœur a éclaté dans un arc-en-ciel
que je vois tout le temps
je suis maintenant le chien solitaire
qui accompagne le dimanche une famille sur le boulevard
pour qu’il appartienne lui-aussi à quelqu’un
j’ai commencé à oublier
le visage de mon père
lorsque je l’avais peigné pour sa dernière apparition
devant ce monde à la grammaire trop difficile
ses paupières se referment sur mes voyages quotidiens
sa montre bat quand même exactement dans un tiroir
séparée de la main qui soutient maintenant le globe terrestre
mon père fait chaque printemps
soixante-huit ans soixante-neuf soixante-dix
et il n’entend pas sauter le bouchon du champagne
un crochet de vipère grandit dans
ma poitrine
Letitia ILEA ( Roumanie)
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