On sait que Picasso, au temps du cubisme et de l’amitié avec Braque, fréquenta beaucoup, de 1911 à 1914, la ville de Céret, la capitale du Vallespir. On sait sans doute moins que, de 1953 à 1955, Pablo Picasso se rendit régulièrement à Perpignan, rue de l’Ange, chez ses amis Paule et Jacques de Lazerme. A la suite d’un contrat établi entre la famille et la municipalité de Perpignan, le bel hôtel particulier est devenu, depuis 1979, le Musée Hyacinthe Rigaud. Madame de Lazerme, immortalisée par Picasso, vit toujours dans une aile du bâtiment.

Cette maison patricienne appartenait depuis 1827 à la famille de Lazerme, car Joseph, député légitimiste des Pyrénées-orientales, l’avait racheté à l’Intendant du Roussillon, Campredon de Ponte d’Albaret. Dans cette famille d’érudits, c’est en particulier Carlos de Lazerme qui s’illustra par ses nombreux écrits : romans, poésies…et était en relation avec Max Jacob et Apollinaire, à leurs débuts. Il protégea, grâce à sa fortune, de nombreux artistes roussillonnais et rencontra les cubistes à Céret : il fut l’ami de Manolo et sympathisa, grâce au peintre Pierre Brune, avec Picasso ; ses enfants, Paule et Jacques, poursuivirent les relations amicales avec Pablo Ruiz et l’invitèrent à plusieurs reprises dans leur vaste demeure.

Picasso à Perpignan 

 un drôle de diable, rue de l’ange.. !

 

1953

Le 12 août, le peintre accepte l’invitation de la famille de Lazerme et arrive à Perpignan. Il va partager avec sa fille Maya un appartement tout rose. Les deux pièces vides adjacentes du second étage, ouvrant sur une cour intérieure, vont lui servir d’atelier : il y corrigera surtout des épreuves d’estampes envoyées de Paris. Il va travailler aussi dans l’extraordinaire bibliothèque de Carlos de Lazerme. Cependant, le 15 août, c’est une première escapade : il se rend à la corrida de Collioure. Ensuite, il est accueilli par le sénateur Gaston Pams. La réception est suivie d’une fête nocturne, dans le petit port, où Picasso se mêle à ses nombreux admirateurs. Le séjour à Perpignan est de courte durée : la petite famille rentre à Paris le 17.

Cependant, il revient vite, le 5 septembre, rue de l’Ange, accompagné de Maya, la fille qu’il a eue avec la très jeune Marie-Thérèse Walter, mais aussi de Paulo, le fils d’Olga, de Xavier Vilato et de toute une cour d’originaux ! Il annonce à Paule et Jacques de Lazerme son intention d’aller assister à la corrida de Perpignan. Auparavant, il se rend, le lendemain, à Céret, où il va retrouver de nombreux amis : Totote et Rosita Manolo, Ernest Pignon, Hélène Parmelin…Il est fêté par les Communistes du Vallespir, qui lui demandent un dessin. Ainsi va naître « La Sardane de la paix », une danse vigoureuse sous une colombe, tracé à l’encre dans une grande feuille blanche. A cette occasion, Picasso offre à Pierre Brune, le directeur du récent musée d’art moderne, une série de coupelles, peintes à Vallauris au début de l’année, qui sont autant de variatons sur le thème de la tauromachie. Ce nouveau séjour est, lui aussi, très bref : le maître repart trois jours après pour Vallauris, car Françoise Gillot lui a annoncé son intention de le quitter. En cet été 53, Picasso lance un projet avec Firmin Bauby, le propriétaire-mécène de Sant Vicens, à Perpignan : créer des céramiques destinées à décorer le temple de la Paix, qui devait être érigé sur le pic de Fontfrède, au-dessus de Céret, et face à l’Espagne. Il était question d’élever à cet endroit un « monument aux toreros », susceptible de devenir un lieu de pèlerinage pour les Catalans du Sud et du Nord ; cependant Picasso pensait qu’un monument à la Paix était plus en harmonie avec le point de vue ; contemplant alors l’Espagne qui s’étendait à l’horizon, il s’exclama à l’adresse de son pays où il ne reviendrait plus jamais : « Pourquoi faut-il qu’il y ait ici une frontière ? C’est la même terre, les mêmes gens, la même langue… »

            Picasso retrouvera ses amis catalans au mois d’octobre ; en effet, les Lazerme séjournent à Paris et, à plusieurs reprises, vont être accueillis chez l’artiste, rue des Grands-Augustins. Picasso veut les remercier et offrir à Madame de Lazerme un tableau de Juan Gris, mais elle refuse ce somptueux cadeau ! Paule de Lazerme acceptera, l’été suivant, des mains du maître, qui ont dessiné le bijou, un collier en or massif orné d’une tête de taureau.

 

1954

            Au début du mois de juillet, accompagné de Paulo, Picasso se rend une nouvelle fois rue de l’Ange, dans l’appartement spacieux tendu de rose de l’hôtel de Lazerme. Son escapade sera brève, le temps de revoir Collioure ou les camarades cérétans ; Picasso est surtout venu chercher ses hôtes pour les inviter à Vallauris : en effet, l’artiste doit présider les festivités de la charmante cité des potiers. La fête a lieu dans la liesse et le défoulement le plus complet, avec des bons vivants tels que Prévert et Cocteau. C’est avec les de Lazerme et Maya que Picasso revient à Perpignan : Françoise Gillot et les enfants l’y rejoindront ; puis de nombreux amis viendront envahir le bel hôtel particulier : le marchand de tableaux Kahnweiler, Michel Leiris et son épouse, Pignon, Penrose, Douglas Cooper et bien d’autres. Picasso va enfin passer un été tranquille, jusqu’à l’arrivée inattendue de Jacqueline Roque et de sa fille ; Pablo ne veut pas d’elles chez les Lazerme : elles iront trouver refuge dans un hôtel du centre de Perpignan…

Les journées et les nuits du peintres sont pleines : le matin, il lit, fait des croquis ; l’après-midi, il peint dans son appartement ; le soir, il va assister aux sardanes sur la place Arago, toute proche. Puis, fidèle à ses amis et aux sites catalans qu’il aime, il se rend chez René Pous, à L’Hostellerie des Templiers ou à la terrasse des cafés cérétans. Ce long séjour lui permet de travailler, de goûter à la lumière de l’été catalan, en louant deux chambres à l’annexe des Templiers : à la « villa Miranda », qui domine l’avenue de la gare ; un demi-siècle, pratiquement, après l’arrivée à Collioure, en juillet 1905, de son éternel concurrent et néanmoins ami, Henri Matisse...Il décide soudain de s’installer ici, et veut acheter l’imposant Château royal ; cependant, l’ancienne résidence d’été des rois d’Aragon appartient au Conseil général ; Picasso ne trouve pas de bâtisse assez spacieuse : le département des Pyrénées-orientales ne saura pas le retenir ! Dire qu’un « Musée Picasso » pourrait aujourd’hui être abrité par le magnifique Château royal, mais c’est Antibes, semblable par sa baie et sa forteresse, qui l’accueille désormais…Pablo va pourtant essayer de trouver un autre refuge : à Perpignan, à Sant Vicens, il retrouve l’ambiance et la créativité des potiers de Vallauris et l’amitié de Firmin Bauby. Picasso admire ce centre d’art vivant et il s’enthousiasme une nouvelle fois : « C’est ici que je vais m’installer ! » Avec Firmin Bauby, il reprend le projet d’installer de céramiques destinées à la décoration d’un « temple de la paix », sur le pic de Fontfrède. Hélas, cette aventure va, elle aussi, avorter…Pourtant, Jacques de Lazerme est intervenu auprès de la municipalité de Perpignan, qui reçoit le peintre, mais le maire de l’époque –oublions son nom- n’a pas daigné se déplacer…

Les autorités locales ne font pas le moindre geste : Picasso n’est même pas nommé citoyen d’honneur de la ville ! L’été 54 va se terminer pour Pablo ; il préside les fêtes de Collioure, assiste à la traditionnelle corrida et travaille, aussi, à la Miranda; à la rue de l’Ange, il exécute les portraits de Totote, de Rosita Manolo et, bien sûr, de Paule de Lazerme, en costume catalan: une sanguine, un crayon et une gouache, tous sur papier, sont exposés aujourd’hui au musée Rigaud, aux mêmes murs où l’artiste lui-même les avait accrochés : dans l’ancienne salle-à-manger d’hiver ; enfin, il va dire adieu à la famille Bauby et graver son nom sur une feuille d’aloès du jardin, avec la date du 29 août 1954.

Jacqueline a été autorisée à rejoindre la rue de l’Ange, où, pourtant, se trouvent encore Françoise et ses enfants, Claude et Paloma. Mais les anciens amants se disputent ; l’hôtel retentit de la colère de Pablo ; au petit matin, Jacqueline prend le train pour Béziers ; depuis  cette ville, elle téléphone à Pablo et menace de se suicider. Picasso ne se laisse pas intimider par ce chantage ; il déclare à ses hôtes : « Qu’elle fasse ce qu’elle voudra. J’en suis débarrassé ! » Jacqueline fait donc ce qu’elle veut : deux jours après, la revoilà chez les Lazerme ! Picasso accepte sa présence ; Jacqueline, grâce à son charme et à son intelligence, est acceptée par la petite société de l’hôtel de l’Ange ; Totote confie à Jacques de Lazerme : « Jacqueline est la première femme qui ait mené Picasso par le bout du nez ! ». Le 19 septembre, Françoise rentre à Paris avec les enfants. Six jours plus tard, Pablo et Jacqueline se rendent à Vallauris, avant de rejoindre les Grands-Augustins.

 

1955

            Picasso reviendra une dernière fois à Perpignan, pour la Pentecôte. Désormais, c’est la Catalogne qui viendra chez lui, à Paris. Il recevra les de Lazerme et, de façon plus constante, ses amis barcelonais. Il accueille ainsi Juan Gaspar, célèbre galeriste de la calle Consejo, et son épouse Elvira, qui fut, en 1938, à Barcelone, la secrétaire d’André Malraux. (1)

Cependant, pour le public roussillonnais, le séjour le plus important est celui d’août 1954 ; il reste en effet de ce séjour la sanguine intitulée « Madame de Lazerme en catalane » : elle est datée du 14 août, dédicacée « Paule Catalane » et signée. La silhouette de profil de cette dame élégante est juste esquissée ; le personnage porte la coiffe catalane et, sur la poitrine, la croix en grenats spécifique de Perpignan ; dans sa main gauche, quelques fleurs, et à ses pieds, les espadrilles traditionnelles catalanes : ces « bigatanes » ont de longs lacets que l’on croise et noue sur la partie haute du mollet. Ensuite, le 19 août, Picasso peint un portrait de « Mme de Lazerme en catalane » : cette gouache est signée et dédicacée « Pour Paule, Picasso » ; le personnage est habillé du costume catalan, avec châle blanc et robe rouge ; elle porte la coiffe des Fenouillèdes ; assise dans un fauteuil au dossier haut et en velours bleu, elle est de profil, le visage incliné légèrement, et les yeux semblent somnoler. Selon Marie-Claude Valaison, «  le cou dégagé, la tête inclinée et le mouvement du bras donnent à ce portrait une infinie douceur. Tout ce qui était anguleux a disparu et la gouache recouvre les dessins (au crayon de la tapisserie du dossier ou des broderies du châle). Douceur accentuée par l’harmonie de bleus choisie par le peintre, où le rouge de la jupe, traitée avec de rapides traits, soulignés de noir, apporte une note tonique, mais qui ne vient pas troubler la sérénité de ce portrait. La seule agressivité se trouve dans le traitement des têtes de lions des accoudoirs, dessinées dans un jaillissement de traits noirs, bruns, soulignés de blanc. »   

 

Enfin, le troisième souvenir « tangible » du passage de Picasso à Perpignan est  le dessin au crayon noir, daté du 24, qui représente encore Paule de Lazerme ; elle est assise dans un fauteuil à haut dossier et muni d’accoudoirs en bois qui se terminent par des gueules de lion. Le visage, de profil, encore, est calme, apaisé ; la jeune Mme de Lazerme porte une coiffe languedocienne, dont les motifs s’accordent avec ceux de son corsage et avec ceux de la tapisserie du fauteuil. La pureté du visage de cette jeune femme est frappante ; il faut citer ici le portrait qu’en dresse Françoise Gilot, à la fin de son livre de souvenirs : « Madame de lazerme était bien faite. Elle avait des yeux et des cheveux noirs, les traits classiques…Agée d’une trentaine d’années, cette dame avait l’air d’une charmante reine abeille… »

 

            Les séjours brefs mais intenses de Picasso à Perpignan peuvent se résumer ainsi : travail de dilettante, mais éclats de rire, avec ses nombreux amis, éclats de voix, avec la cohabitation de ses deux maîtresses, et farniente : l’hôtel de Lazerme, demeure luxueuse et fraîche, l’été, constituait un point d’ancrage et de retrouvailles ; à partir de ce lieu historique, Pablo pouvait rayonner dans la région et s’adonner à sa passion des corridas (2) et des bons repas entre amis. Le numéro seize de la rue de l’Ange abrita bien un drôle de diablotin ; un sacré numéro, sans aucun doute, mais pas le dieu Picasso : simplement, un homme qui aimait la vie et ses plaisirs, dans un département qui lui rappelait l’ambiance de son pays natal.

 

 

                                                                                                Jean-Pierre Bonnel    (juin 2002)

 

 

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(1)     Elvira Farreras i Joan Gaspar : Memoris (1911-96) – Edicions La Campana- Barcelona – 1997 –

(2)     Rappelons ce mot de Picasso à Malraux : « Nous, les Espagnols, c’est la messe le matin, la corrida l’après-midi, le bordel le soir. Dans quoi ça se mélange ? Dans la tristesse ! »

 

 

Sources utilisées pour cet article :

-     Pierre Cabane : Le siècle de Picasso – Gallimard – Folio-essais – Tome 3 –

-          Véronique Richard de La Fuente : Picasso à Céret – Mare Nostrum – 1996 –

-          Françoise Gillot : Vivre avec Picasso – Calman-Lévy – 1965 –

-          Catalogue du Musée Rigaud de Perpignan – « Dessins de Picasso » - 1990 -

 

 

 

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