L’écrivain anglais G.Orwell s’appelait en réalité Eric Blair :
il a pris ce pseudonyme parce que l’Orwell était une rivière qu’il aimait
et parce que nom suggérait un contexte industriel ; en effet, « ore »
signifie « mine » et « well » « puits » !
Cet homme tacitune, silencieux et dépourvu d’humour mesurait un mètre
quatre-vingt-dix ; il portait des vêtements grotesques, une culotte de
cheval en velours, des bandes molletières kaki, un justaucorps en peau de porc
de couleur jaune, un passe-montagne café... et d’énormes bottes, toujours
couvertes de boue ! (1)
Il
est né au Bengale en 1903, issu d’une famille anglo-indienne. Il fait ses études
au collège d’Eton, puis sert dans la police impériale birmane, mais démissionne
six ans plus tard pour se consacrer à l’écriture. En 1936, il combat du côté
républicain pendant la guerre civile espagnole ; il est blessé en Aragon.
Ses romans les plus célèbres sont La ferme des animaux, fable
satirique de la vie en Union soviétique, et 1984, qui dresse un
portrait imaginaire et sinistre d’une Grande-Bretagne devenue totalitaire…On
oublie souvent de citer son Hommage à la Catalogne, qui est à la
fois un livre autobiographique, un récit de guerre, un traité d’économie
politique, une fiction poétique, et, tout simplement un chef-d’œuvre !
Pourquoi G.Orwell est-il parti en Espagne ? Il avait, quelques années
auparavant, écrit un essai sur la « pornographie » contenue dans
l’autobiographie du génie de Figueres : The secret life of
Salvador Dali. S’il se rend en Catalogne, c’est dans l’intention
d’écrire quelques articles pour les journaux ; cependant : « à
peine arrivé, je m’engageai dans les milices car, à cette date et dans cette
atmosphère, il paraissait inconcevable de ne pas agir autrement. »
L’intellectuel, comme André Malraux, Georges Bataille, André Masson ou Tal
Coat, ne pouvait pas ne pas s’engager contre le crime franquiste ; il ne
pouvait pas fermer les yeux sur ce qui se passait au sud de l’Europe.
Il
quitte Londres le 22 septembre 36, s’arrête à Paris une journée, le temps
de rendre visite à Henry Miller, qui lui explique que c’est se conduire en crétin
que d’aller en Espagne, et que toutes ces belles idées de « démocratie »,
de « défense des libertés », c’est de la « foutaise »…Pas
le moins du monde convaincu ou découragé, Orwell a juste le temps d’attraper
le train de nuit pour la frontière espagnole, par Port-Bou. Il arrive à
Barcelone le 26. Il rejoint les rangs des milices troskistes du POUM (parti
ouvrier d’unification marxiste) à Barcelone, où il demeure quelques semaines ;
trop inactif à son goût, il part pour le front de Saragosse, à 700 mètres
au-dessus d’un ravin face à un poste franquiste. Il est ensuite déplacé près
de Huesca avec un groupe de volontaires britanniques : de nuit, sous la
pluie, avec des armes antiques et noyées par la boue, il dirige l’assaut et
s’empare de la position ennemie.
L’hommage
à la Catalogne (2)
peut être défini comme un récit factuel : en effet, afin de réfuter de
nombreux compte-rendus fallacieux, l’auteur doit noter des faits, des événements
vrais et brider son lyrisme et sa conception de la littérature ; il définissait
ainsi le genre narratif : « Le roman vise à présenter ou à créer
des personnages, à fabriquer une sorte de modèle ou de dessein, ce que toute
bonne histoire développe et enfin, si le romancier en est capable, à produire
un texte bien écrit, ce qui est possible, même dans le vide et indépendamment
du sujet. »
L’ouvrage débute à Barcelone, à la caserne Lénine, en décembre
1936 : G.Orwell a trente-trois ans. Le narrateur s’amuse à décrire des
objets « exotiques », comme «cet affreux récipient nommé poron :
c’est une espèce de bouteille en verre, à goulot effilé ; quand vous
l’inclinez, le liquide jaillit en jet fluet, ce qui permet de boire à
distance…Je fis la grève de la soif et réclamai une timbale…cela
ressemblait par trop à un urinal, surtout lorsqu’il y avait dedans du vin blanc. ». Il décrit ses premières
impressions, parmi un peuple qu’il admire tout de suite : « Je défie
qui que ce soit de se trouver brusquement, comme il m’arriva, au sein de la
classe ouvrière catalane, et de ne pas être frappé par le sens inné qu’ils
ont de la dignité humaine, et par-dessus tout par leur droiture et leur générosité. »
Cependant,
le témoignage se veut objectif : Orwell montre l’indiscipline des
miliciens, leur absence de formation militaire et surtout la naïveté de ces
soldats qui croient à la victoire, à la révolution, et vivent en pleine
« illusion lyrique » ; l’engagé volontaire, grâce à la
distanciation née de son statut d’étranger, observe et analyse avec lucidité
la situation et les relations entre les factions républicaines rivales ;
au début, il est séduit et entraîné par l’enthousiasme ambiant et la
fraternité socialiste, qui règne encore en Catalogne en décembre 36 : «Le
point essentiel de l’Armée Populaire était l’égalité entre les officiers
et les hommes de troupe. Tous, du général au simple soldat, touchaient la même
solde, recevaient la même nourriture, portaient les mêmes vêtements, et
vivaient ensemble sur le pied d’une complète égalité…On s’était
efforcer de réaliser dans les milices une sorte d’ébauche, pouvant
provisoirement fonctionner, de société sans classes. Bien sûr, ce n’était
pas l’égalité parfaite, mais je n’avais encore rien vu qui en approchât
autant, et que cela fût possible en temps de guerre n’était pas le moins
surprenant. » (3)
Cependant,
peu à peu, la désillusion l’emporte : Orwell raconte les affrontements
entre les communistes et le POUM dans Barcelone, et la manière dont les
staliniens liquident les anarchistes, trotskistes et marxistes. Le
totalitarisme, la délation, l’amour du pouvoir et de la hiérarchie vont bien
vite s’installer dans une Catalogne, dont l’anarchisme fut des plus éphémères…Le
lecteur reprend le livre et les passages qui disent l’utopie de la fraternité
et la nostalgie d’un peuple uni ; ainsi, le spectacle « prodigieux
des drapeaux du POUM et du P.S.U.S., qui étaient rouges, ceux des anarchistes,
rouge et noir ; les fascistes faisaient généralement flotter le drapeau
monarchiste rouge-jaune-vert, mais parfois celui de la République,
rouge-jaune-violet… » Mais, très vite, après les journées de mai,
Orwell sait que la victoire du socialisme -et même celle de la démocratie- est
impossible : « Il y aurait probablement une dictature et il était
clair que l’occasion favorable d’une dictature de la classe ouvrière était
passée. Autrement dit, les choses, dans l’ensemble, évolueraient dans le
sens d’une sorte quelconque de fascisme. »
Le 10 mai, Orwell est, avec le POUM,
sur le front aragonais, non loin de Huesca. Dix jours plus tard, sa
grande tête dépassant de la tranchée, il s’effondre, la gorge transpercée
par une balle. Miracle : les médecins lui expliquèrent que si cette balle
était entrée un millimètre plus à gauche, la blessure aurait été mortelle !
Orwell passe sa convalescence, auprès de sa femme Eileen, venue à son chevet,
dans un hôpital du POUM, dans la banlieue barcelonaise ; ensuite, tous
deux reviennent au centre-ville,
tentant avec des camarades, de trouver un abri : un hôtel où ils ne
seraient pas dénoncés ; là, il rencontre d’anciennes connaissances,
dont Willy Brandt, le futur chancelier d’Allemagne. Ils rassemblent les
papiers et les passeports nécessaires pour le retour en France ; ils se
cachent une troisième nuit avant de prendre le train du matin ; le passage
de la frontière est angoissant, mais tout se passe sans encombre : les
douaniers n’ont pas compris que le petit groupe était une formation du POUM…
En
cette matinée de juin 1937, Orwell arrive ainsi à Perpignan. Il rencontre par
hasard Fenner Brockway, le secrétaire général de l’ILP (4). Ils ont une
discussion qui se prolonge très tard dans la nuit : où ? Sans doute,
dans le quartier de la gare. Pour
eux, la situation politique est claire : le gouvernement britannique
s’attache plus à combattre le communisme et le socialisme que le fascisme, et
qu’ainsi, si la guerre éclatait avec l’Allemagne, ce serait un conflit
purement impérialiste. Le seul paragraphe relatif à Perpignan est politique :
« Perpignan en tenait obstinément pour les partisans du gouvernement républicain
et les diverses factions cabalaient les unes contre les autres autant qu’à
Barcelone. Il y avait un café où le mot « POUM » vous procurait
aussitôt des amis français et les sourires du garçon. »
Le
lendemain matin, Brockway se rend à Barcelone, tandis que George Orwell part
avec sa femme à Banyuls pour s’accorder trois jours de répit. En fait, à
Banyuls, il se mit à écrire un article pour un journal anglais : « Les
pieds dans le plat espagnol. » En outre, le temps était maussade et
l’accueil des habitants peu chaleureux : Nous ne fûmes pas très bien
reçus à Banyuls quand on sut que nous venions de Barcelone. Des quantités de
fois, je me trouvai entraîné au même échange de propos : « Vous
venez d’Espagne ? De quel côté combattiez-vous ? Du côté du
gouvernement ? Oh !- et alors un froid marqué… » (page 227)
Enfin, de retour en Angleterre début juillet, Orwell s’attelle sans attendre à l’écriture de Homage to Catalonia, témoignage émouvant et capital qui fait revivre l’état d’esprit d’un intellectuel idéaliste, prêt à risquer sa vie pour la liberté et la dignité de l’homme. L’auteur n’était resté que six mois en Espagne, mais son ouvrage, soixante ans après, possède toujours la force de l’éternité…
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(1) selon les témoignages de son biographe Bernard Crick : George Orwell, une vie (éditions points, Le Seuil, Paris, 1980), dont cet article s’inspire.
(2) Hommage à la Catalogne – Première traduction en France sous le titre L’Espagne libre - Edition Gallimard – Paris – 1955 – Nouvelle édition en poche 10/18 – 2000 –
(3) L’Espagne libre – page 41 –
(4) L’Independant Labour Party, Parti travailliste indépendant, est un mélange de vieil évangélisme et de marxisme non communiste. L’ILP considérait le P.O.U.M. comme un parti frère.