Au Musée du Luxembourg, Modigliani
et ses corps scandaleux :
« Nus sommes ! »
J’y fus aussi et il ne tient qu’à ma témérité ainsi qu’à la défaillance d’un Cerbère, à l’entrée, que cela arriva. Gloire soit rendue à la Fortune, qui permit que mon écrit, ainsi, pût arriver jusqu’à mes lecteurs… D’Amedeo le Modi, je retiendrai l’essentiel. Le buste altier d’Anna Akhmatova. Le portrait de Diego Rivera. Les fééries nocturnes escarbouclées du bateau-lavoir. En ce temps-là, Paname n’est pas un forum, mais une halle. Pas une fête, mais une pute. La pierre blonde d’Euville livre un peu de lumière, comme les couleurs jaillissant des cadres dorés, sculptés, damasquinés, alors que les impasses et les recoins des salles virtuelles, délimitées, délimitant les périodes, inscrites sur le sol, sont assombries : pour exprimer sans doute la nuit douloureuse de l’artiste maudit. Voici Béatrice Hastings. Le violoncelliste. Tant de visages rouges, de nus pourpre, de têtes féminines purpurines. Et l’ocre sensuel de la peau ! Il s’agit là d’une incroyable galerie de portraits : autant de témoignages d’une époque. P.Reverdy, J.Cocteau, F.Burty Haviland, Picasso, Krémègne, Kisling, Max Jacob…Pour comprendre, lisez Modi : « C’est l’être humain qui m’intéresse. Son visage est la création suprême de la nature. Je m’en sers inlassablement. Modigliani n’a pas
révolutionné la peinture, soit, mais a-t-il changé
le portrait ? A-t-il une originalité, ce qu’on appelle un
« style » ? Est-il à chercher dans ces personnages
longilignes, à l’inspiration étrusque, dans ces visages
ovales ou allongés ou goitreux, dans ces nez longs et déformés,
d’où ressort une légère ironie ? Ou dans ces
yeux vides, dépourvus de pupilles, rendant ces êtres peu
expressifs ? Ou dans cette paupière ouverte, et cette autre fermée
; Survage ne comprenait pas que son ami l’ait représenté
avec un œil unique ; le peintre lui répondit : « C’est
parce que tu regardes le monde avec l’un ; avec l’autre, tu
regardes en toi. » Modi, c’est un style, un monde bien à
lui : le spectateur reconnaît tout de suite ces êtres recréés
qui nous regardent, et nous fixent de façon énigmatique,
impassible, indifférente ou mélancolique. Son style, c’est le refus des styles de l’époque, fauvisme, cubisme, futurisme, c’est une peinture naïve, naturelle, celle, presque, d’un enfant, qui s’essaierait au barbouillage. C’est peut-être la quête botticellienne de la pureté, de la fille virginale, du paradis des amours impossibles : réaction, alors, retour en arrière, vers l’age d’or, la représentation de la Renaissance ? Et si Modi voulait simplement dire, ni le futur, ni le passé, mais l’éternel de l’humain, l’intemporel de la beauté féminine.. ? Revenir, alors, jusqu’en mars, avant la dispersion des œuvres, à la nuit du musée du Luxembourg, vers la foule des visages, dans le cimetière des gens des premières décennies du siècle précédent ! Revenir à ces portraits, qui paraissent semblables : la femme toujours repeinte, recommencée, aimée cent fois, jusqu’à la fabrique artisanale, jusqu’au jour où il faudra jeter, une fois pour toutes, le moule. Le voilà, le moulage, le visiteur s’y attendait, au bout du circuit mortifère : face au masque mortuaire, comme une sculpture au bronze patiné, Modi semble déjà mort dans son autoportrait de 1919…
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