Au Musée du Luxembourg, Modigliani et ses corps scandaleux :

« Nus sommes ! »


      Ils ont prêté un bout de leur Sénat pour l’exposition Modigliani ! De leur pas pesant, ils ont pu arpenter le petit labyrinthe sombre et agencé grâce au génie de l’architecture industrielle, et se recueillir devant les icônes jaunes ou orangées du grand Amédée. Chers visiteurs, venus en masse de province et de l’étranger et tenus en laisse dans une queue interminable, qui peut paraître insipide sous la grisaille de Paris, mais qui n’est en fait qu’un préliminaire obligé avant l’orgasme pictural, sachez que, seuls, sénateurs et gardes républicains, ont droit à la gratuité : même les érémeurs et les chômistes doivent régler un « tarif réduit ». Normal, me direz-vous, ce sont déjà individus réduits dans notre société d’abondance et d’esthétique…Parlons-en de l’art ! Quelle mode, quel snobisme ! Où vont tous ces humains ? Quel est ce nouveau panurgisme ? C’est la folie peinture ! La plupart de ces braves gens ne savent rien de l’histoire ou de la technique des arts, mais peu leur importe : l’essentiel est de participer, de piétiner, et de dire à ses voisins : « Moi, Monsieur, j’y étais ! ».

     J’y fus aussi et il ne tient qu’à ma témérité ainsi qu’à la défaillance d’un Cerbère, à l’entrée, que cela arriva. Gloire soit rendue à la Fortune, qui permit que mon écrit, ainsi, pût arriver jusqu’à mes lecteurs…

     D’Amedeo le Modi, je retiendrai l’essentiel. Le buste altier d’Anna Akhmatova. Le portrait de Diego Rivera. Les fééries nocturnes escarbouclées du bateau-lavoir. En ce temps-là, Paname n’est pas un forum, mais une halle. Pas une fête, mais une pute. La pierre blonde d’Euville livre un peu de lumière, comme les couleurs jaillissant des cadres dorés, sculptés, damasquinés, alors que les impasses et les recoins des salles virtuelles, délimitées, délimitant les périodes, inscrites sur le sol, sont assombries : pour exprimer sans doute la nuit douloureuse de l’artiste maudit. Voici Béatrice Hastings. Le violoncelliste. Tant de visages rouges, de nus pourpre, de têtes féminines purpurines. Et l’ocre sensuel de la peau ! Il s’agit là d’une incroyable galerie de portraits : autant de témoignages d’une époque. P.Reverdy, J.Cocteau, F.Burty Haviland, Picasso, Krémègne, Kisling, Max Jacob…Pour comprendre, lisez Modi : « C’est l’être humain qui m’intéresse. Son visage est la création suprême de la nature. Je m’en sers inlassablement.

     Modigliani n’a pas révolutionné la peinture, soit, mais a-t-il changé le portrait ? A-t-il une originalité, ce qu’on appelle un « style » ? Est-il à chercher dans ces personnages longilignes, à l’inspiration étrusque, dans ces visages ovales ou allongés ou goitreux, dans ces nez longs et déformés, d’où ressort une légère ironie ? Ou dans ces yeux vides, dépourvus de pupilles, rendant ces êtres peu expressifs ? Ou dans cette paupière ouverte, et cette autre fermée ; Survage ne comprenait pas que son ami l’ait représenté avec un œil unique ; le peintre lui répondit : « C’est parce que tu regardes le monde avec l’un ; avec l’autre, tu regardes en toi. » Modi, c’est un style, un monde bien à lui : le spectateur reconnaît tout de suite ces êtres recréés qui nous regardent, et nous fixent de façon énigmatique, impassible, indifférente ou mélancolique.
Ces figures disent une douleur intérieur, reflètent le royaume de la mort : la peinture modiglianesque est un musée humain, vivant –puisqu’on met un nom sur chaque personnage, et quand il est anonyme, comme « La belle chocolatière »(1916), ou la laitière, ou la servante, ou l’apprenti, la légende nous informe-, mais surtout un coloré musée de la mort, une sorte de musée Grévin…Sa griffe et sa pâte sont à trouver dans cette obsession du corps humain : « C’est l’être humain qui m’intéresse…» Sa patte, ce sont les « personna » (masques et visages) de la Comédie humaine, et de la tragédie, surtout : « characters » de trois-quarts, yeux révulsés, images de drogue, de nostalgie et d’outre-tombe ; ce sont ces nus blonds, assis, allongés : les corps ouverts, contorsionnés, « obscènes » de la femme canaille, ou de « petite vie », comme l’on dit…Visages en attente, et pourtant, soudain, un léger basculement de la tête instaure la vie, la grande, la belle, et le mouvement, l’élan vers vous, voyeur, triste contemplateur. Ainsi, Jeanne Hébuterne au grand chapeau : la tête est une vague, avec geste du nez, de l’ovale irrégulier du joli minois, du cercle du chapeau qui rend la jeune femme angélique, et le rond bleu des yeux, le vermillon de la bouche petite, ovale inversé du décolleté noir. Le mouvement, la révolution imperceptible, c’est cela, cette main interminable, qui prolonge le nez long, si long…Pour, en même temps, revenir sur ses pieds, sur ses pinceaux : «Créer l’équilibre par les excès inverses. »

     Son style, c’est le refus des styles de l’époque, fauvisme, cubisme, futurisme, c’est une peinture naïve, naturelle, celle, presque, d’un enfant, qui s’essaierait au barbouillage. C’est peut-être la quête botticellienne de la pureté, de la fille virginale, du paradis des amours impossibles : réaction, alors, retour en arrière, vers l’age d’or, la représentation de la Renaissance ? Et si Modi voulait simplement dire, ni le futur, ni le passé, mais l’éternel de l’humain, l’intemporel de la beauté féminine.. ?

     Revenir, alors, jusqu’en mars, avant la dispersion des œuvres, à la nuit du musée du Luxembourg, vers la foule des visages, dans le cimetière des gens des premières décennies du siècle précédent ! Revenir à ces portraits, qui paraissent semblables : la femme toujours repeinte, recommencée, aimée cent fois, jusqu’à la fabrique artisanale, jusqu’au jour où il faudra jeter, une fois pour toutes, le moule.

     Le voilà, le moulage, le visiteur s’y attendait, au bout du circuit mortifère : face au masque mortuaire, comme une sculpture au bronze patiné, Modi semble déjà mort dans son autoportrait de 1919…


Jean-Pierre Bonnel (3/1/03)