LES MIGRATEURS DE MAI

Le vol d'un épervier jaillit au détour d'une rue, dans l'espace offert par la vitre de ma voiture. Cela dura une seconde et, tout de suite, l'oiseau disparut dans un virage, alors que le chemin s'inclinait à nouveau:ce n'était plus un, mais deux éperviers,qui chassaient au ras des broussailles.

 

Ils avaient abandonné les cachettes de l'Aspre,pour inspecter les vignobles,tout le long du Réart et de la Cantarane.La route nous conduisait vers eux.Soudain,ils furent trois,quatre,cinq,six,à remplir le ciel devant nous.C'était tellement surprenant que j'avais arrêté le moteur,pour les approcher le plus près possible.

 

Ils volaient face au nord,et c'est alors que nous nous sommes rendu compte que la Tramontane ne les laissait pas avancer.C'était bien ça,oui!Toujours tournés face au nord,ils se battaient contre le vent et d'un seul coup,une bouffée les ramenait cent pas en arrière et eux,entre l'essoufflement et la rage,revenaient avec une innocence têtue vers l'adversaire.En quelques secondes,nous nous sommes retrouvés spectateurs au cœur d'une étrange bataille:la Cantarane semblait dresser un mur,qui leur interdisait le passage.Ils ne chassaient pas,ils n'en avaient ni l'envie ni le temps,tout ce que nous observions,c'était seulement un vol obstiné,un vol lourd et fatigué;par moments,nous sentions que leur découragement était tel qu'ils allaient tomber à terre,sans connaissance.Au milieu du combat,je me suis rendu compte que quelques petits oiseaux,ainsi qu'une pie,passaient à travers l'obstacle,comme s'ils s'en jouaient.Entre les éperviers et le vent,l'affrontement était inéluctable;ils gagnaient péniblement quelques mètres,quelques autres,quelques degrés de hauteur,mais soudain,un souffle les repoussait jusqu'à nous.

 

Le lit sec de la Cantarane semblait,là-bas,au bout de la vigne,un mur qu'ils ne pouvaient franchir.Et eux,gardant le cap vers le nord,malgré la poussée qui les soulevait,comme s'ils répondaient à un instinct,comme si le fait de se poser à terre eût été pour eux une défaite,ils reprenaient leur vol tout droit,essayant de gagner un peu de hauteur,jusqu'à ce qu'à nouveau le souffle enragé les gouvernât une autre fois.

 

Le spectacle,qui avait commencé comme une curiosité,s'était transformé d'abord en admiration,et maintenant en angoisse.Devant nous,l'oiseau-Sisyphe soulevait,seconde après seconde,son rocher et,au moment où il en prenait conscience,un étourdissement le prenait.

 

Alors je me suis rappelé,comme Fabre,le boulanger de Torreilles,m'avait raconté,des années auparavant,la lutte des aigles contre le vent.Il appelait cela "la migration de mai",parce que l'événement se produit au mois de mai.On était à la fin du mois d'avril.

 

Fabre expliquait que les aigles de l'Albère s'enrageaient contre le vent de printemps qui allait les secouer jusque dans leurs nids,et qu'ils partaient alors en guerre contre lui.Je l'avais alors écouté sans y croire,parce que mon imagination,emportée par la gouaille du boulanger,voyait dans son récit comme un exploit napoléonien.C'était un combat héroïque.L'oiseau en groupe,mais en fait seul contre la mer entière du vent;le vent qui a mille bras,mille mains,mille chemins,mille vacarmes,l'oiseau tout seul,s'ouvrant un chemin au milieu d'une force démultipliée et diversifiée,se glissant tout au long des tentacules de cette pieuvre géante déployée à portée du ciel,pour essayer sûrement d'arriver jusqu'à l'œil du monstre,que l'aigle crèverait de son bec.

 

Fabre le croyait ou mieux,c'était l'explication naturelle qui lui était venue.Si l'un des aigles réussissait à transpercer l'œil du vent,la bête mourrait sur le champ,et le souffle de la tempête s'arrêterait,c'était logique.Maintenant,ce dont il témoignait,c'était de la lutte immense qui se passait dans notre ciel pendant tout le mois de mai et plus d'une fois,il avait ramassé un combattant vaincu.

 

Bien sûr,nous nous trouvions devant le même phénomène.Le récit mythologique devenait réalité.Mon regard s'est fait admiration comme le regard du dévôt vers la croix ou comme la passion de l'aficionado pour le taureau couvert de bave,de sang et de sueur,quand,la tête droite,il revient encore vers le chiffon rouge de sang.

 

Cette vigne toute fraîche,devant nous,la Cantarane,sèche et brillante comme une peau de couleuvre au soleil,donnait l'illusion d'un cirque antique,où six oiseaux luttaient contre la mort.

 

Etait-ce Dieu,possible,qu'un après-midi déchiré,raidi par l'argent vif de la sève printanière,fût aussi responsable de cet espace fermé,où cinq héros,à moitié morts,défaillants,rebelles,recevaient raclées après raclées de la part d'un ennemi invisible.Je ne sais s'il était invisible,puisque si présent.

 

Mais,cent fois,la tramontane a été la plus forte qu'en apparence,là où nous nous trouvions.Les pies,depuis un moment,avaient troué la cuirasse de l'air mouvant,comme si de rien n'était.Comment se faisait-il que ces oiseaux en fussent incapables,eux? J'étais sur le point d'accepter l'explication mythologique et séduisante de notre ami le boulanger,quand,à cet instant,m'est revenue en mémoire cette histoire des milans royaux.

 

Ces six taureaux,entêtés à se jeter contre la muleta et l'épée,étaient en fait des milans royaux.Leur destin de vaincus faisait ressortir une douceur dans leur aspect que l'on ne trouvera jamais dans la dureté de l'aigle ou dans la sécheresse de l'épervier;c'était comme de grands chevaux luisants,à la robe brune,beaux comme il n'est pas possible,étalant leurs ailes sur plus d'un mètre,splendides et ingénus puisqu'ils revenaient constamment à la bataille,sans ruse d'aucune sorte,portés par leur instinct,avec une force saisissante qui,chaque fois qu'elle semblait fléchir l'impulsion du vent,leur redonnait courage.

 

L'année où le boulanger me parla des "migrateurs de mai",j'ai demandé,par-ci,par-là,si quelqu'un pourrait me donner une raison à cette chose,et je n'ai trouvé personne.Tout bien réfléchi,peu de monde porte de l'intérêt à ce qui se passe dans la nature.Ce fut une autre année,à l'ermitage de la Trinité que,discutant avec le cantonnier sur les possibilités qu'offrait le promontoire,pour l'observation de l'étendue de l'Aspre et la part du ciel qui lui revenait,je lui ai parlé de ce phénomène.Le cantonnier a orienté la conversation sur les migrations.Il connaissait leurs lois.Il pouvait différencier les vols qui passaient,ceux des oies ou des canards,des cigognes ou des milans.L'expression "mirateurs de mai",qu'il n'utilisait pas,lui a fait penser,grâce à la description de M.Fabre,aux milans.

 

Vous connaissez bien sûr la Trinité,l'église et la maison du cantonnier.On entendait,comme venu du fin fond de la terre,un chant grégorien,une musique d'ambiance que ce bon curé hollandais proposait pour accompagner la solitude millénaire du Christ accroché au mur.Pour aussi grave et belle qu'elle fût,cette musique me sembla excessive à ce moment précis où la moitié du ciel du monde,posé sur nous venait de s'ouvrir sur les migrations d'Afrique en Norvège et au Grand Nord.

 

Alors,le cantonnier m'a expliqué,la pelle sous l'aisselle gauche et la bêche à la main droite,que ces oiseaux-là suivaient les contre-courants du vent.C'est cela même! Quand la tramontane souffle à ras de terre,s'installe au-dessus un courant opposé qui va,lui,du sud au nord.Les milans se posent là-haut,comme les femmes sur ces escaliers automatiques des Nouvelles Galeries de Perpignan.L'homme à la pelle et à la bêche parlait comme un livre,à tel point que je n'ai pu m'empêcher de lui demander:"Et comment savez-vous tout cela?" D'un signe de la tête,et avec une admiration dans l'intonation,il s'est tourné vers la cure:"Celui-ci sait tout un tas de choses!"

 

Voilà comment j'ai su que les milans fatigués ou affaiblis descendent,marche après marche,de leur escalator naturel,et,quand ils se trouvent pris par le courant majeur de la tramontane,ils sont entraînés jusqu'à terre.

 

Instinct de la bête tournée vers le nord,saisissement implacable jusqu'à épuisement du sang,"migrateurs de mai" sur la trace de l'été septentrional,pour qui la tramontane,passant au-dessus du Roussillon,prend le masque vert de la mort…

 Jordi Pere Cerda