Matisse à Banyuls Ce
matin, 22 mai 1905, Georges-Daniel de Monfreid, peintre, mécène, soutien
moral et matériel de Gauguin, est venu à la maison d'assez bonne heure,
à la fraîche…Dans sa belle automobile, il a emmené Terrus, l’ami
d’Elne, le merveilleux paysagiste. Etienne, d'habitude, se déplace à vélo,
mais aujourd'hui est un grand jour : nous nous rendons chez Maillol ! La
route tourne, mais la vue sur la côte rocheuse, les caps Béar et Creus,
est admirable. A Banyuls, il faut traverser le village et trouver la
maison rose qui surplombe le port ; puis laisser l'auto dans le quartier
du Cap-Doume, bien haut perché ; enfin monter de longues rues presque
verticales. Nous l'apercevons là-bas, tout au bout du chemin poussiéreux,
devant son portail en bois, qui laisse apercevoir un jardin débordant de
mangroves et coiffé d'un pin immense. Il me serre la main, avec force,
franchement; il donne l'accolade à Terrus et à
Monfreid.
Voici un personnage assez insolite. Il est chaussé d'espadrilles
en cordes et en tissu; il porte un béret noir, une chemise blanche et un
pantalon de flanelle; sa longue barbe, sauvage, constellée d'éclats de
plâtre, ajoute à la physionomie longiligne d'Aristide; son visage, beau
et subtil, lui aussi est fin, en grande partie occupé par un long nez
effilé; « Œil vif toujours en mouvement, nez aigu et flaireur,
allures souples, déliées et prudentes, il ressemble à un jeune loup »,
ainsi le décrit Octave Mirbeau dans un texte inspiré. On est attiré
surtout par ses yeux bleus, comme nés de la mer toute proche. Il parle
avec un accent méridional, pittoresquement et joliment, et ce qu’il dit
est simple, fort, juste et demeure dans l’esprit. Cet
homme au corps mince et adolescent, nous présente sa femme Clotilde, épousée
il y a neuf ans, pour ses nombreuses qualités et, en particulier, pour sa
chevelure de sauvageonne. C'est elle, muse et modèle, femme sublime, rêve
idéal de tout artiste, qui servit de modèle au célèbre bronze La
Méditerranée, façonné ces trois dernières années, et au
moulage duquel j'ai participé;
bien humblement, il faut le dire, et de façon bien maladroite! En effet,
quand il arrivait à Maillol de s'absenter, je venais ici mouiller la
glaise; mais, un jour, en voulant humidifier le linge qui protégeait la
sculpture, je la fis tomber! C'était la première « Méditerranée »,
sans bras: le premier état, mais, grâce à moi, dans quel fâcheux état… Aristide
n'arrêtera pas de louer son épouse… à sa manière, en disant, par
exemple: -
Un jour, j'ai soulevé sa chemise et j'ai trouvé du marbre! Voyez
par vous-mêmes.. ! Et nous fûmes sans voix lorsque Maillol se baissa, afin de relever la jupe de Clotilde ; le maître des lieux ramena cette jupe ample au-dessus de la tête de sa femme, mais celle-ci n’eut pas la moindre réaction de colère ou d’indignation. Monfreid, Terrus et moi-même, nous eurent alors la surprise d’admirer des jambes robustes, protégées par des bas tricotés à la main, et ensuite des cuisses massives, admirables, rougeâtres et, c’est vrai, marbrées…A présent, je comprends pourquoi la sculpture de Maillol a l’épanouissement d’un beau fruit que la main a envie de toucher. Son travail de la matière n’a rien de violent, d’agressif. Aristide travaille par la masse comme les Antiques, et moi, au contraire, par l’arabesque, comme les Renaissants. Maillol n’aime pas les risques et j’en ai l’attraction. Cependant, nous ne parlions jamais à ce sujet, car nous ne nous comprenions pas… Il
a pour lui, avec lui, une femme sublime, qui lui sert aussi de modèle ;
pourtant, il se plaint de devoir croquer des jeunes filles catalanes tout
habillées ; il ne peut les déshabiller que dans sa tête : - Je ne me consolerai jamais de ne pas avoir vu les formes des femmes de mon pays.. ! On aperçoit leurs jambes, qui sont admirables. Que doit être le reste.. ? Il nous sert
un vin du pays, parfumé, liquoreux, dans sa cuisine bâtie en schistes;
les murs sont occupés par des tapisseries : une d'elles représente une
femme nue, rappelant les formes généreuses de son modèle; une autre,
plus énigmatique, montre deux belles jeunes filles qui se promènent dans
un bois : derrière un arbre, deux visages -ceux de leurs amants ? - les
observent, mais il s'agit peut-être simplement de l'image reflétée de
leur silhouette … Beaucoup d'objets encombrent la pièce : des pilons,
des marmites en fonte et en terre, des vases émaillés, etc.… Ensuite
Maillol nous conduit à son atelier; en fait, il s'agit de sa cave,
ouvrant sur le jardin désordonné, luxuriant : le sculpteur travaille
dans cet endroit frais, sombre, où le soleil n'est plus à redouter. Il a
fabriqué son propre four ; la terre de son jardin tout proche lui
procure une glaise où sont incorporés souvent des escargots et des vers
de terre. Des moulages, des corps, des galbes émouvants, nés des mains
de ce potier – en effet il modèle les seins et les croupes
amples de ses femmes voluptueuses sans l’armature classique servant à soutenir et consolider ces sculptures- apparaissent dans
la pénombre. Aujourd’hui, un de ces nus lui pose problème ; il me
demande de l’aide ; je dessine
d’abord le corps accroupi, puis j’aide Aristide à modeler la
figure dans un grand format ; cette œuvre terreuse, nous
confie l’ami Terrus, deviendra un jour une sculpture pure, stable et
à l’équilibre parfait… Maillol
travaille aussi, en ce moment, au Torse action enchaînée,
qui montre une femme plantureuse, de profil et dépourvue de bras. Cette
absence même crée le mouvement de la matière ! Maillol veut en faire un
petit bronze, mais surtout, sollicité par un comité d'historiens et d'écrivains,
un monument à la mémoire d'Auguste Blanqui, révolutionnaire et fils
d'un conventionnel qui avait voté la mort du roi.. Il
nous montre divers plâtres et dessins : ceux de La Nymphe
assise, de nombreux torses puissants, et d'un projet - le deuxième état!
- de Méditerranée. Au lieu de parler, l'artiste préfère
nous laisser caresser les formes qu'il a su tirer de la terre. Il
suggère même à Terrus de l'aider un peu, de mouiller la terre
d'une œuvre en préparation, de faire travailler ses mains sur les
arrondis de cette femme gironde, au fort type catalan ; malgré le contact
sensuel de des doigts d'Etienne sur la peau huileuse de la belle méditerranéenne,
la penseuse ne bronche pas et demeure immobile, la tête appuyée sur un
coude, pour l'éternité… Puis, tout d'un coup, il s'exclame : -
J'ai envie de vous montrer la métairie : c'est une vieille chapelle,
mais pour moi, c'est plutôt un mas, un lieu bucolique, en marge du monde,
abrité des rumeurs et des vents malsains… Il s'agit alors de monter à travers les vignes, les « casots » des viticulteurs, les collines des Albères, d'une esthétique proche de celles de Toscane. Il fait déjà chaud, malgré l'heure matinale, mais le paysage est beau, planté de pins, de cyprès, de plantes grasses ; des figuiers de barbarie et des aloès s'accrochent aux rocailles. Dès que nous commençons à descendre vers « la métairie », je comprends le bonheur de mon hôte : cet endroit, ombragé et vert grâce à la présence de nombreux résineux, est un paradis. La construction honore les matériaux du pays : lause, brique rouge, gros galets. Le lieu est quasi religieux : les cyprès d'un quadrilatère dessinent le silence et la solitude d'un petit cimetière parfait. -
Je veux que plus tard, l'on m'enterre ici…,
murmure notre ami, soudain
mystérieux et mélancolique. » On
sent cet homme pur, libre, rural, proche de la nature et de son pays
natal. Il parle bien des arbres, du vin, de la mer; il n'a rien
d'un intellectuel ; c'est un artiste promenant son corps et ses émotions
dans la terre catalane qui lui donne les matières premières dont il a
besoin : les plantes de la montagne lui permettent de préparer lui-même
des teintures; le bois et l'osier, des pipes, des cadres de tableaux ou de
miroirs, un berceau pour son fils…Surtout, émanent de Maillol une
immense paix intérieure et une grande sérénité : ses sculptures ne
disent que cette innocence, que ce bonheur massif de l'homme fait
essentiellement de matière ! Elles témoignent enfin de l'éternité de
la sensualité féminine, de l'indépassable éternité de la présence
humaine sur cette terre… J'ai été sensible à sa vision des femmes, énoncée
dans une phrase magnifique: -
Ce que je veux, c'est que la jeune fille décrite en statue puisse représenter
toutes les jeunes filles, que la femme et sa promesse de maternité puisse
représenter toutes les mères. Il
me tarde de raconter à la famille ce que j'ai vu ce vingt-deux mai
1905… C’est bien vrai: on quitte toujours Maillol entièrement rassuré;
on emporte de la sécurité, de la sérénité, pour plusieurs jours ;
c’est pour cela que je vais me rendre chez lui de façon régulière !
Je
vais écrire aussi à Marquet pour lui relater cette première visite
inoubliable chez l'ermite de Banyuls! C'est un artiste formidable, d'une
tranquillité ferme comme un roc; c'est un sage, un philosophe qui
s'exprime en toute simplicité, presque naïvement…Je l'ai aidé pour
une grande sculpture…Imagine, moi les mains dans la terre mouillée et
mes doigts malhabiles parcourant la peau ocre et rêche de ces Vénus
mutines…Je te recommande vivement ce pays… Derain, quand viendras-tu ?
Jean-Pierre Bonnel
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