ARISTIDE MAILLOL MON COMPATRIOTE

Vous me demandez de participer à l'hommage que vous allez rendre à Aristide Maillol. C'est un honneur auquel je suis sensible encore que la tâche m'inquiète un peu. C'est affaire aux spécialistes, aux familiers, aux vieux amis, et je ne suis rien de tout cela. Mes titres sont minces. J'ai toujours eu une grande curiosité de cet homme, de ce glorieux voisin de terroir, sans me décider à la satisfaire. Je le savais très occupé, très entouré. Je me bornais à lui envoyer tels de mes livres qui pouvaient le toucher par quelque côté. Voici tout de même, au fil de la plume, quelques notes, des impressions, de l'anecdote, le point de vue du Roussillonnais, du compatriote, une fragile contribution à sa première histoire, toutes choses dans lesquelles on voudra m'excuser de paraître.

 

Je n'ai vu -entrevu serait un terme plus exact- Aristide Maillol que trois ou quatre fois dans ma vie. On le célébrait dans le monde entier que j'étais encore un enfant. Mon père m'en parlait comme d'un homme qui avait conquis Clémenceau (anecdote du monument à Blanqui: La Liberté enchaînée). Une espèce de réplique à Rigaud et Arago, ces gloires catalanes dont on est d'autant plus vain qu'on les connaît moins. Plus tard, au lendemain de la guerre de 14, je découvris sur la vieille place de Céret, son monument aux morts, cette femme de pierre assise, dans la simplicité et la puissance de sa douleur, qui me paraît une des œuvres les plus fortes, les plus expressives, les plus chargées de sens et d'éternité que le grand artiste ait créées. Nous étions deux ou trois jeunes gens auprès du sculpteur espagnol Manolo. Manolo faisait lentement le tour du monument, la dragonne de cuir de son bâton nouée à ses doigts et les pâlissant comme un garrot, ses petits yeux gris voilés d'émotion et de tendresse, puis nous emmenait dans une promenade à la campagne, un long moment silencieux. Nous le sentions harcelé de pensées secrètes, ou qu'il gardait telles devant nous qui étions trop jeunes pour les comprendre, en déchiffrer la subtile équité. J'imagine qu'il confrontait irrésistiblement cet art puissant, monumental, majestueux, à son art gracieux, mesuré et ferme, et que son admiration et son respect pour Maillol, pas plus que ses propres certitudes, n'en étaient altérés, à plus forte raison ébranlés. Un hommage, un miracle que ce silence pour qui a connu Manolo, son esprit critique, l'ironie et l'irrévérence dont il aimait teinter ses considérations les plus élevées comme les plus austères. De ce qu'on nomme "l'Ecole de Céret", cette effervescence artistique qui anima plusieurs années durant ce coin de Vallespir, des Capucins de Haviland à la terrasse du grand Café, il ne restait plus alors que Manolo, toujours sage et embrumé d'une espèce de nostalgie qu'il combattait à coups de boutades. Déodat de Séverac venait de mourir. Picasso et Braque ameutait Paris. Juan Gris était venu une ou deux fois respirer sur place les odeurs tenaces du champ de bataille. Soutine hantait de ses défroques, de ses relents de charogne et de son génie, les ruelles les plus misérables et les chemins creux les plus déserts (il offrit un jour une pièce de quarante sous à la petite fille qui est devenue ma femme pour qu'elle consentît à poser, mais avec un tel accent, une mine si farouche, que la petite fille se sauva en tremblant). Pierre Camo renouait avec le regret et l'exil, Gustave Violet butinait les sites de la vallée voisine, Terrus se terrait dans ses "murailles d'or". Céret abandonnait peu à peu à Collioure ses privilèges de Mecque et devait attendre une autre guerre pour revoir, par les effets heureux du hasard, des ombres fameuses: celles de Raoul Dufy et de Marquet…Banyuls-sur-mer est à quatre pas de Céret et à deux pas de Collioure. Maillol y venait parfois, en invité, en commensal, en ami, et il semblait que les "étrangers" lui fissent les honneurs de sa terre. Leurs luttes, leurs débats, le laissaient aussi impassible que les tours qui jalonnent l'Albère.

 

Je revois Maillol à un concert Pablo Casals, tête nue, déjà vieux, l'air égaré et bohême au milieu d'un auditoire en toilette, semblable à un arbre des bois fourvoyé dans un parc. Je le revois encore, marchant d'un pas alerte et sec à travers la foule d'une place, dans l'indifférence générale, le corps gauchi par une lourde valise. Je courus derrière lui pour l'aider à porter son fardeau, mais il le déposa à l'arrêt du tram et je passai près de lui sans rien dire. Je le retrouve enfin aux Arènes de Céret, un jour de fête folklorique, il y a une dizaine d'années. La foule était dispersée sur les gradins et dans la piste. Une chorale, exténuée de soleil et de gloire, quittait les tréteaux sur une de ces exécutions mausades qui faisaient murmurer à Manolo: "Ils chantent comme un orphelinat!" Maillol arriva au milieu d'un groupe d'amis. C'était vers la fin de l'après-midi. Le crépuscule de septembre fraîchissait. Maillol s'était enveloppé dans une ample pélerine dont les plis droits et lourds accusaient son impassibilité. Il y eut un remous dans les "milieux artistiques". On lui amenait des gens comme on rabat le gibier vers la clairière. On lui serrait la main, on s'inclinait, on l'appelait "maître". Il semblait distrait, ennuyé, un peu triste. Il me plut infiniment. Le lendemain, je lui envoyai un de mes livres peuplé de labours, de vergers, de prairies faufilées d'eaux-vives, de bœufs, d'hommes des champs. Ce livre le toucha et il me l'écrivit. Plus tard, il me fit demander par Marquet pourquoi diable j'avais appelé mes bœufs: Blanqui et Vaillant! C'est que dans la réalité, ils s'appelaient comme ça. Une autre fois, après lecture d'un autre de mes livres où j'agitais des questions sociales, il me fit dire qu'il aurait aimé que "ça se termine sur un chant de grenouilles!" Le bucolisme, l'églogue, la nature, Virgile, Ovide. Ses cordes. Ses cordes sensibles. Il n'aimait pas la politique, ni rien de ce qui la rappelait. Il eût aimé vivre, dit-il à C…, durant la dernière guerre, dans une minuscule principauté sans ambitions ni attraits. Il savait que sa patrie était partout, qu'il appartenait au monde. On a malencontreusement oublié cela.

 

Les Roussillonnais, dans leur ensemble, ne découvrent guère Maillol que depuis quelques années. On pourrait d'ailleurs faire le même reproche aux Français. Tel chroniqueur, tel mauvais peintre, tel rimailleur catalans, aux œuvres morts- nées, ont longtemps requis l'attention de leur province. Perpignan ne possède de Maillol que sa Pensée

 

 

(Ludovic Massé, dont on célèbre, cette année, le centenaire de la naissance, est né à Evol, dans le Conflent, et mort à Perpignan, le 24 août 1982. Classé comme auteur local ou régional, voire régionaliste, populiste ou prolétarien, L.Massé est simplement un écrivain de talent, à l'écriture vigoureuse, et au caractère insoumis. Il faut lire et redécouvrir "Le refus", "Le sand du Vallespir", "Galdaras", "Le vin pur", "Le mas des Oubells", "Les Grégoire", "Les Géorgiques"… et sa correspondance avec Dufy, Marcel Martinet, Jean Dubuffet…)

Ludovic et Louise Massé à Estavar 

Ce texte de Ludovic Massé, publié, pour la première fois, en 1946, dans "Les Amis de l'Art"- inédit, depuis- a pu être republié par la revue grâce à l'autorisation