Le dimanche 24 février 2002, le XIème prix littéraire Antonio Machado a  décerné à Collioure, par la Fondation qui perpétue la mémoire du poète espagnol, mort en exil. Ce prix international récompense, cette année, un recueil de poésie inédit, rédigé en espagnol ou en français, et qui doit comporter au minimum six cents vers..

            L’année 2002 risque d’être déterminante pour l’avenir de la Fondation Machado; en effet, la municipalité de Collioure, qui assure la continuité de cette structure, espère pouvoir acheter, pour en faire un musée, la Casa Quintana, l’auberge où Machado a vécu ses trois  dernières semaines et où il est mort, le 22 février 1939. (1)

 

MACHADO, L’ETERNITE à  COLLIOURE

 

 

            Il est là, le poète sévillan, depuis soixante-trois ans, à l’entrée du cimetière : fixé dans la halte de Collioure, comme dans une éternité. L’enfant de la République piétinée, le chantre des libertés bafouées, est enfermé dans la lourdeur du tombeau et la légèreté d’un jardin ombragé. Ce silence est en permanence fleuri, c’est le signe de la persistance des fleurs et des espérances ; cette beauté et ce silence témoignent aussi de la force du souvenir et de la fidélité des amis de la démocratie et de la poésie.  La ferveur et la sympathie, les lettres, les poésies, les hommages, et les hymnes révolutionnaires, parfois, troublent-ils votre repos ? Non, vous ne vouliez pas une mort officielle, ni un silence de mort autour de ce rectangle, qui matérialise la présence de votre absence ; vous aimez ces jeunes exubérants, ces filles à bouquets, ces visages qui, aux pleurs et aux recueillements, préfèrent la récitation de vos poèmes…Sur votre tombe, on célèbre la littérature, mais aussi un tragique moment d’Histoire !

 

            En juillet 1936, c’est la guerre civile en Espagne : vous gagnez, avec votre famille, le village valencien de Rocafort. Puis, en avril 38, vous vous repliez sur Barcelone, mais la ville catalane est prise le 26 janvier 39. C’est la chute de la République et la fuite, vers les Pyrénées, des Républicains. Cet hiver-là, de février 39, c’est la débâcle, un cortège de chariots en déroute, pourchassé par les chiens du fascisme. Vous traversez, avec votre mère, avec vos amis, une Catalogne exténuée, jusqu’à la nuit froide de Port-Bou. La frontière s’offre alors sous l’angoissant regard de Cerbère, suggérant un autre monstre canin impitoyable ; l’exil s’accélère dans la descente du col des Balitres, dans les virages fous de la côte rocheuse, mais peu importe, à présent, la géographie : la République espagnole est déboussolée. Le 28 janvier, vous arrivez dans un havre de beauté, le petit port de Collioure, mais là encore, peu importe la beauté, la poésie n’est plus à l’ordre du jour. L’ordre du jour, c’est le désordre ! Le désespoir, la fatigue extrême, la maladie. Surtout ce peuple vaincu, déraciné, disséminé, ressent la perte de son honneur. Il sait déjà la honte insondable qui l’attend, celle de l’Etranger, de l’Autre qui inquiète, et qui va être parqué dans les camps de la peur, de l’insalubrité et de l’inhumanité, surtout. Bien sûr, le poète, avec sa petite famille : sa mère, son frère José et sa belle-sœur, va être accueilli dans l’auberge rose de Madame Quintana ; bien sûr, de nombreux Colliourencs, le long de la route, et le Pasteur, devant le Temple, vont donner à boire et à manger à ces misérables marcheurs ; certains trouveront un refuge chez l’habitant hospitalier ou dans les douves du Château Royal…Mais la cohorte, la mauvaise troupe d’une armée déroutée, va connaître la poésie des noms de lieux : Argelès, Saint-Cyprien, Barcarès, Rivesaltes, Le Vernet d’Ariège, Rimont…

            Antonio l’Andalou, né à Séville le 26 juillet 1875, arrive aux portes de la mort. Il n’a, dans ses poches, que quelques pesetas, inutiles. Il a perdu à la frontière un manuscrit ; il a perdu l’envie d’écrire et n’écrira plus un seul poème.(2) Il a surtout perdu l’Espagne : la Castille et ses champs à perte de regard, qu’il découvre à l’âge de huit ans ; la petite ville de Soria –désormais jumelée avec Collioure-, où il obtint, en 1907, la chaire de français, au lycée ; la tendre Baeza, où, en 1916, il reçoit la visite de Federico Garcia Lorca, autre future victime de la bêtise et de la terreur franquistes ; Ségovie la belle, où il fonde la Ligue des droits de l’Homme et du Citoyen, pour la cité antique ; Madrid, où il est nommé professeur au lycée Calderon de la Barca ; et Barcelone, enfin, qu’il découvre dans la tourmente. Espagne au cœur, mais perdue à jamais pour les yeux, pour les pas !

            La vie –si on peut appeler ainsi les moments ultimes- à Collioure ne sera marquée par aucun événement marquant. Machado demeure des heures dans sa chambre, en compagnie de sa mère ; dans l’ombre et le silence, à mourir à petits feux ; à l’heure des repas, ils se tassent dans un coin, anonymes et réservés. Le quotidien se limitait le plus souvent à quelques pas lents et comptés, dans le quartier immédiat de la placette aux vingt-sept vieux platanes ; un bonjour dans la mercerie tenue par Madame Figueres ; une courte promenade, en empruntant la quai de l’Amirauté, vers le Boramar, vers la mer. Là, s’asseoir face à l’horizon, non pour admirer la beauté du site : il y aurait pourtant beaucoup à dire, de la sculpture marbrée des galets jusqu’à la ronde des oliviers sur la colline de Matisse, de l’église aquatique jusqu’aux voiles latines, où Derain puisa la luminosité fauve. Autant de fenêtres ouvertes sur…Mais non ; Machado n’est pas là pour célébrer l’esthétique du monde ; ni non pour penser à ce qui vient, à ce temps d’éternité, qui déconstruit l’existence ; il essaie de renouer avec un passé de combat, d’espoir et de fraternité. Mémoire, mer qui est mort. Et mer de Collioure, à mes pieds, tu n’es, toi aussi, qu’appel de l’irrémédiable. La vraie mer est en moi, mais inutile, désormais, comme ce corps-boulet et cette pesanteur de vie. A quoi bon ressasser une vie antérieure, les images et les visages disparus ; Madrid et les premières chroniques à La Caricatura, puis Paris avec mon frère Manuel et l’ami Ruben Dario, ou la publication de Soledades ; moments de bonheur avec Juan Jamon Jimenez et Miguel de Unamuno…Mais c’est fini à jamais ! Notre multitude a crié, au plus fort de l’apocalypse : « Abandonner l’Espagne, c’est mourir ! 

            Il était donc temps de partir : Antonio mourut trois jours avant sa mère. Mourir, c’est facile : « Pour enterrer un homme il suffit de l’envelopper dans un drap. »

Il est plus difficile, pour nous, les héritiers parfois oublieux, d’être fidèles au message de paix, de poésie et de fraternité du poète qui a choisi la longue halte de Collioure. Sachons écouter la voix venue des vallons du Douro, délivrée depuis la barbacane de Soria, lancée par l’arbalète courbe de l’archet du fleuve :

            « Tout passe et tout demeure

            Mais notre affaire est de passer

            De passer en traçant des chemins

            Des chemins sur la mer. »                                    

 

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(1)La mairie de Collioure, dirigée par Michel Moly, a voulu, après le décès, l’été dernier, de la belle- fille de Thérèse Quintana, préempter l’auberge et a proposé deux millions de francs. Cependant, les héritiers, conseillés par une agence immobilière locale, la « 3.14116 », tentent de vendre la maison, située en bordure du Douy, pour une somme trois ou quatre fois supérieure. La municipalité compte obtenir des subventions européennes afin de donner, enfin, à la Fondation Machado, un espace tangible et affectif, susceptible d’accueillir des colloques, des conférences et de proposer une bibliothèque et un centre de recherches.

(2)Lire : « Le dernier vers d’A.Machado », par J.Issorel, dans Machadianas (Crilaup-Université de Perpignan-1993-)

* Ouvrage essentiel  sur Machado à Collioure : l’étude de Jacques Issorel (Edition bilingue, chez Mare Nostrum)- Les œuvres de Machado « Champs de Castille », La tierra de Alvargonzalez », « Juan de Mairena », etc…sont éditées, pour l’essentiel, chez Gallimard.- En espagnol : « Poesias completas »- ed. de Oreste Macri- Fundacion A.Machado- 1989-