Portrait d’une plage :

Entre Collioure et Le Racou,

             La crique de l’Ouille est un petit paradis 

Mais ne le dites surtout pas…

  

            Son nom prête à rire : on pense à l’onomatopée « aïe, aïe ! », ou au plat catalan traditionnel appelé « l’ouillade » ; l’étymologie du mot « ouille » est sans doute la suivante : il s’agirait de le francisation de Olla, qui signifie marmite, ou pot-au-feu. Comme l’écrit Pierre Besson, la désignation s’expliquerait par la forme du terrain en cuvette ou par la situation de cette belle plage qui, bien qu’exposée au nord, est abritée et ensoleillée. (1)

            Elle est petite, cette crique, et méconnue de la plupart des touristes ; pourtant, ils s’arrêtent dans un virage de la nationale 114, qui descend en lacets vers Argelès. C’est vrai : le point de vue est admirable ; on plonge vers les campings, vers l’imposante villa blanche de la famille Costa, connue pour sa table à Collioure, et vers cet entonnoir, qui mène à la grande bleue ! De cette position élevé, on découvre aussi le Canigou, toute la plaine du Roussillon, la chaîne des Corbières et, si l’horizon est dégagé, le cap de Leucate, jusqu’au cap d’Agde…

            En contrebas de la route se niche donc la secrète plage de l’Ouille. L’Etranger se demande comment on accède à ce coin de verdure qui ressemble à la représentation qu’on se fait du paradis ; le moins courageux peut s’y rendre en voiture, par l’étroite route qui indique « les criques de Porteil », près du Racou, sur la commune d’Argelès. Celui qui vient de Collioure, et qui se montre plus aventureux, peut emprunter le chemin de Charlemagne, ou, à partir du « Pla de les Forques » (ou « Hauteurs de la Justice », témoignant de l’emplacement d’un gibet), il peut emprunter un parcours de santé, hélas quelque peu dégradé ! Au passage, il est possible de rêver à la réhabilitation de ce lieu féerique, qui domine Collioure et plonge sur la côte rocheuse ; là, le fort de l’Etoile et le fort carré témoignent de l’histoire des dix-sept et dix-huitièmes siècles…

            Vous voici arrivé à pont port, sur les galets de l’ouille et vous êtes convaincu d’avoir atteint cet éden tant convoité ! Pourquoi ? D’abord parce que le lieu a conservé son aspect sauvage, qui tranche avec le béton de la côte sablonneuse et la concentration touristique de Collioure ; ici, des tentes, simplement et un modeste « casot », au nom bien choisi « L’imprévu », en guise de restaurant ; ensuite, parce que cette plage conviviale est un havre de paix et, en basse saison, d’extrême solitude.

            Pourtant, pourtant…tout, ici, n’est pas que repos, calme et volupté ! En effet, servant de frontière aux deux communes, le Ravaner, ce torrent qui roule et ravine, en débouchant de la fière Albère, un jour de gros orage, peut se montrer violent ;  sinon, par temps de canicule, ses eaux se changent en marécage, où des canards, amateurs de vase et d’eau croupie, font la joie des gosses de l’été. Paradis, et pourtant ! L’espace est limité, vite investi, et les campeurs de « La Girelle », d’origine nordique, fort nombreux : il s’agit là de l’unique camping de Collioure, tenu à distance raisonnable par l’altière station catalane. Eldorado ? Pourtant, le sentier qui se fraie un chemin pittoresque dans les rochers, en bas de la vertigineuse falaise, domine par Le Miradou et la garnison d’un régiment de choc, est des plus dangereux. Le visiteur peut rejoindre le centre de Collioure par ce parcours fauve, en flânant : il traverse le domaine des pêcheurs, des plongeurs, des adeptes de l’aventure à travers les rocailles ; cependant, notre Candide ne sait pas qu’une douzaine d’imprudents, depuis quelques décennies, ont péri dans ces trous de pierre, dans ces tourbillons de mer, car elle est capable, ici, la Méditerranée, de se déchaîner et de happer le passant. C’est ainsi qu’il y a cinq ou six ans, un papi belge s’est noyé en voulant se porter au secours de sa petite-fille ; la grand-père a par la suite poursuivi le maire de Collioure en justice ; depuis ce jour, Michel Moly a interdit l’accès au sentier. Malgré les grilles et la menace d’une forte amende, le chemin à obstacles, qui mène de l’Ouille à la Moulade et à la plage Saint-Vincent, est encore envahi de curieux et de sportifs naïfs…On espère un aménagement susceptible de sécuriser cette bande littorale : cela coûtera cher, mais donnera naissance à une promenade unique, prélude logique au « Chemin du Fauvisme », empruntable à travers les venelles du petit port, et nécessaire initiation à la peinture de Matisse et Derain.

            Matisse, en effet, qui de 1905 à 1914, ne s’y est pas trompé : il venait avec son épouse Amélie et sa fille Marguerite faire des croquis de l’Ouille; il s’installait dans ce triangle de sable, sous les fraîches frondaisons ; quand le soleil déclinait, il se posait sur les promontoires, en compagnie de l’ami Derain, pour travailler ; c’est là que, habillée d’un kimono japonais, Amélie se dévouait et jouait au modèle ; Matisse fera là les premières ébauches de son célèbre « Bonheur de vivre »…C’est sans doute Etienne Terrus, le paysagiste d’Elne, qui le guida jusqu’à ce paradis : ilavait un cabanon sur la colline du Racou et il connaissait les mille crique de la côte rocheuse naissante… Plus tard, c’est le peintre Augustin Hanicotte, qui s’installa à Collioure, dès 1917, et vint poser son chevalet sur les escarpements de l’Ouille ; il s’intéressa aux scènes populaires et en particulier aux courageuses « lavandières » catalanes qui venaient dans cette anse laver le linge de leurs maris de pêcheurs ; en effet, à l’époque, les plages de Collioure étaient nauséabondes : les saleurs d’anchois et les habitants rejetaient les excréments directement dans l’eau…

            L’Ouille, elle, a toujours bénéficié d’une eau pure et claire. Cette crique secrète demeure encore présente dans le cœur et la mémoire des Catalans. Ainsi, comme l’a déclaré récemment (2) le journaliste et romancier Jean-Paul Mari, qui vient d’obtenir le « Prix Méditerranée: « …L’Ouille où j’allais plonger avec des copains pour ramasser des oursins. C’était notre paradis, les pieds dans l’eau à savourer notre caviar catalan… » Cette plage fut le paradis des amours enfantines, et elle est encore un lieu privilégie pour les Robinsons de l’âge des foules estivales.

            C’est vrai, la crique à l’appellation étrange et quelque peu ridicule, est toujours synonyme de paradis, mais s’il vous plaît, ne le répétez pas…

 

 

                                                                                         Jean-Pierre Bonnel

 

 

 

 

 

(1)   Pierre Besson – Collioure à petits pas – Editions Massana – 1988 –

(2)   Dans L’Indépendant du 20 juin 2002 –