Un site idyllique abîmé par
les friches industrielles de l’usine Nobel.
De multiples projets, depuis trente ans, fantaisistes ou
dangereux. Et, récemment, la décision de créer un Centre du patrimoine
catalan.
Et si on laissait l’anse de Paulilles tranquille !
Tranquilles, sa beauté, et
ses gentils fantômes, dessinés par un artiste anonyme, mais talentueux…
Paulilles, c’est cette rade à l’indicible beauté, située entre
Port-Vendres et Banyuls, en contre-bas du charmant village de Cosprons. C’est
une anse retirée, entourée de coteaux de vignes et d’oliviers, qui
descendent vers la plage et une oasis à la végétation luxuriante. L’été,
la plage principale est prise d’assaut, mais les autres criques, moins
accessibles et plus sauvages : l’anse de batterie d’El Forat, l’anse
Sainte-Catherine ou la plage de Bernardi, font
penser, avec leurs fonds clairs et émeraude, à l’exotisme des côtes caraïbes…Ici,
règnent la beauté, le calme, la volupté…Le lieu est familial, amical et
source d’inspiration : il n’est pas rare d’y rencontrer des peintres
ou des écrivains, comme Georges Badin et Sylvestre Clancier…Le site est
devenu mythique pour les Catalans, car il représente des moments de bonheur,
des pans essentiels de la mémoire ; c’est ainsi que l’écrivain Thérèse
Roussel l’évoque dans son récent livre autobiographique : enfant de
Port-Vendres, elle escaladait la colline et se rendait en famille à la plage de
Paulilles. (1)
C’est aujourd’hui un site presque vierge et naturel, à
peine entamé ; à l’exception, d’abord, du charmant « Clos de
Paulilles », à la terrasse et aux vins raffinés ; ensuite, d’un
café saisonnier installé sur la plage, sorte de « casot » que le
préfet Bonnet a oublié d’inquiéter lors de son passage en pays catalan ;
enfin, et surtout, des anciens bâtiments de l’entreprise Nobel. En effet, une
énorme friche industrielle de 150.000m3 de béton et de 40.000m2 de ruines s’étend
dans cet endroit édénique, entre les sites classés du Cap Béar et du Cap
Oullestrell…
Cependant, le danger rôde, sous les pins, dans des baraquements ruinés,
où règnent des fantômes, sans doute les esprits de tous ceux qui sont morts
ici, en raison de la poudre et de la nitroglycérine, manipulées en ces
lieux…Incarnations de ces âmes en déshérence, les dessins créés par un
artiste anonyme, sur les murs de la vieille usine Nobel…En effet, d’étonnantes
images de fantômes, représentés de façon dynamique, peuvent être contemplées
en plusieurs endroits du site. Ces représentations macabres, paradoxalement, ne
suscitent pas la peur, mais elles constatent que ce rivage fut souvent un lieu
de souffrance et de mort ; plus encore, la dérision contenue dans ces
fresques « brutes » et « naïves » disent l’échec de
ces hommes de pouvoir et d’argent, qui pouvaient se permettre de défigurer,
sans vergogne, une côte rocheuse magnifique : l’essentiel, pour eux,
n’était pas la préservation de la nature ou le bonheur des promeneurs, mais
l’appât du gain ! Une longue histoire fantomatique, en effet…
Le lieu est dénommé, au Moyen-Age « Port de Valenti » ;
ce territoire appartenait à une famille seigneuriale roussillonnaise du XIIIème
siècle ; un acte authentique atteste de la vente d’une cabane à un pêcheur
de Collioure. En 1794, dans la rade –peut-être d’un port ancien, fantôme,
déjà, d’une colonie antique ? -, le général Dugommier débarqua sa
grosse artillerie destinée au siège de Port-Vendres et de Collioure, tombés,
un an auparavant, entre les mains des Espagnols.
Le site de Paulilles est vraiment agressé lors de la fondation d’une
usine à dynamique, en décembre 1870, par M.Barbe, député radical de Seine et
Oise : ce Hongrois de vingt-cinq ans est secondé par M.Singer, pharmacien
allemand ! En créant l’unique usine de ce type, en France, ces « Etrangers »
(2) répondaient à l’ordre de…Gambetta : en 1870, il
s’agissait, sans attendre, d’introduire en France une industrie… «étrangère,
dont les produits devaient servir à la défense du sol français » !
M.Barbe aurait donc « prussiannisé » l’usine, à la …barbe du
peuple français !!! C’est ainsi que la fabrique, établie au nom de la Défense
Nationale, avec une subvention de 70.000 francs du Gouvernement, devient la
propriété exclusive du fondateur. Bien vite, les propriétaires de l’anse
paulillienne se sentent trahis ; les Bernardi, les Pams, et surtout les Py,
contre-attaquent : au nom de l’intérêt général de la
Patrie, ils avaient cédé, de façon gratuite et provisoire, les gros bêtas,
leurs terrains à M.Barbe, mandaté par Gambetta…Le sous-seing privé fut signé
le 3/12/1870 à l’hôtel Durand de Port-Vendres, où logeait M.Barbe.
En outre, la population ne fut pas informée de cette installation,
source permanente de péril et d’insalubrité. Ce n’est que lorsque M.Barbe
a voulu installer sur ce site une fabrique d’acides, que les communes de
Collioure, Port-Vendres et Banyuls marquèrent leur opposition. De plus, M.Barbe
avait promis que, le jour où les lieux seraient évacués, le matériel de
l’usine serait enlevé : ce qui ne fut pas fait… En 1873, la direction
est confiée à la Société Générale, dont la moitié des actions est attribuée
à MM. Barbe, Rous et Nobel, le chercheur suédois apportant son brevet de
« perfectionnement des substances explosives ». M.Barbe apporte
l’usine et ses dépendances, avec une subvention importante de l’Etat, ainsi
que le terrain acheté à M.Bernardi à un prix dérisoire…Fantôme, désormais,
la terre de M.Bernardi, et feue son âme qui erre en ces lieux maléfiques :
les vignobles ont été détruits par le phylloxera et ses enfants, qui ont dû
s’exiler, vagabondent vers des rivages lointains…Fantomatique, aussi,
l’esprit de patriotisme qui avait convaincu ces braves Français catalans à
livrer, à un étranger malhonnête, un territoire à la beauté méditerranéenne
antique…
Une drôle d’histoire de fantômes ! On veut dire « tragique »,
car il ne s’agit pas, en l’occurrence, et malgré les apparences, d’un
conte ! En effet, le manque de précaution et de réglementation entraîna
une litanie d’accidents, jusqu’au début du XXème siècle. C’est ainsi
que, en 1885, une explosion fait cinq victimes à Banyuls : le feu d’un
incendie s’est communiqué à un entrepôt de dynamite ; puis, le
14/2/1886, une détonation a lieu dans un atelier de Pierre Monich, serrurier :
un apprenti est tué, un autre a les intestins perforés : à cause des
restes de nitro contenus dans de vieux plombs, vendus par le Directeur de
l’usine à M.Monich…Il faudrait un livre pour raconter tous ces terribles
« faits divers » (3),
et l’histoire de tous les projets qui sont nés de l’imagination folle et
fertile des gouvernants et décideurs !
Les
faussaires et les fossoyeurs du pays catalan sont légion. Le plus fameux fut
sans contexte le promoteur Jean-Claude Méry, dont la « cassette » défraya,
il y peu la chronique politico-judiciaire…Ce grand aménageur avait conçu un
port et un vaste ensemble immobilier, destiné à occuper l’ancienne propriété
Nobel Explosifs France : J.C.Méry acquiert les terrains en mars 1989. Le
projet englobait la friche industrielle et une partie du Cap Oullestrell, classé
depuis cette sombre affaire, grâce à l’acharnement des défenseurs de
l’environnement et de la catalanité. (4) Depuis l’affaire des
fausses factures de l’Office d’HLM des Hauts de Seine et de la Mairie de
Paris, ce projet de marina appelé « Port Méry » a coulé. Ainsi
que de l’eau, sous les ponts : J.C.Méry est décédé ; reste un
enregistrement : une voix de fantôme qui témoigne et qui accuse les amis
politiques d’autrefois…En Catalogne et même à Paris, la devise « fluctuat
nec mergitur » n’a plus de raison d’être ! Mais « l’histoire
d’O » continue : le site de Paulilles appartient, depuis 1994, à
une filiale de la Générale des Eaux : l’usine Nobel avait été
nationalisée et le Conservatoire du Littoral racheta le site. Cette partie de côte
rocheuse est donc préservée; cependant, les préfet successifs, attentifs,
c’est l’évidence, à l’harmonieux développement économique du département,
ne s’opposent pas à une mise en valeur de Paulilles…Les projets les plus
divers et les plus délirants peuvent donc naître…
C’est
ainsi que, depuis vingt ans, ce paysage édénique fut très souvent convoité
pour des projets plus ou moins sérieux, imaginatifs ou respectueux de l’écologie…C’est
un « cortège » à la Prévert : un Disney-land (en 1983), un
jardin botanique, un centre d’aquaculture, un complexe sportif, une usine de
création (par l’inénarrable P.Starck), une dépendance du Laboratoire Arago
de Banyuls, un musée maritime, un établissement scolaire avec des BTS, pour
l’actuel maire de Port-Vendres… L’idée de la création d’un parc
botanique européen, sous le patronage du Conservatoire national de Porquerolles
n’est pas sotte…Ni, sans doute, le dossier actuel concernant la préservation
des barques catalanes : une convention a été signée, en décembre
dernier, entre l’Etat (la Drac) et le Conseil général ; il s’agirait
de réaliser un centre du patrimoine catalan : les barques du Barcarès, en
piteux état, seraient transportées
dans les hangars de l’ancienne dynamiterie et restaurées ; un chantier-école
conserverait et ferait revivre ces esquifs abandonnés depuis de nombreuses années…
Cependant,
il faudrait d’abord nettoyer le site, puis le gérer, lourde tâche, et onéreuse,
pour le Conseil général. Cela attirera bien des visiteurs, en plus des
amateurs de criques pittoresques : il faudra créer des parkings et aménager
la route, qui est dangereuse, à cet endroit, à cause des virages et de la
descente, arrêtée soudain par un goulet d’étranglement, sous la voie ferrée,
quand on vient de Port-Vendres…Comment canaliser les foules estivales ?
Ira-t-on jusqu’à interdire l’accès aux plages de Bernardi et d’El Forat.. ?
Et
si on décidait, enfin, de ne rien faire, si ce n’est réhabiliter, préserver,
nettoyer les lieux.. ? Si on laissait vierge cette nature, belle et âpre,
libre ce littoral méditerranéen, un des rares à subsister encore, ici, en mer
catalane ! Va-t-on « aménager », c’est-à-dire « bétonner »
la côte rocheuse, après avoir défiguré la côte sableuse.. ? Si on
laissait le calme, la beauté et la volupté régner dans la riche végétation
de Paulilles, et le long de son rivage aux sculptures naturelles et aux falaises
fertiles en couvaisons sécurisées…
Si
on permettait aux âmes du passé proche de vagabonder dans ce paradis à l’échelle
humaine. Si les fantômes de Paulilles pouvaient, pour l’éternité, rôder
dans la nuit des pins ou dans le soleil des ocres et des sanguines… Si, si…
Et si on devenait enfin intelligent !
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(1)
Thérèse Roussel : La
balle au mur – Edition Mare Nostrum – novembre 2001 –
(2)
A bas les masques,
recueil de lettres de J.J.Roux – imprimerie-typographie Ch.Latrobe- 1 rue des
Trois-Rois- Perpignan– 1875 - Dans ces articles adressés au journal L’Indépendant,
ce « patriote » dénonçait une situation étrange : l’usine
oeuvrant pour l’armement français était confiée à un « Germain,
apothicaire allemand », ce « Teuton » et ce Hongrois n’ayant
aucune connaissance scientifique, alors que le personnel « d’élite,
français, a été écarté »…En outre, le « salaire de la peur »
des ouvriers était ridicule ; ceux-ci étaient exploités et, de plus, la
réglementation de la circulation des matières dangereuses et
l’emmagasinement de grandes quantités de dynamite, sur les quais de
Port-Vendres, n’existait pas… La population était exposée à des
accidents, alors qu’on aurait pu, selon l’auteur, décharger à l’anse de
l’usine…
(3)
La catastrophe de
l’usine de Paulilles – L’Indépendant
du 30 mai 1913 –
(4)
Les slogans et graffitis
sauvages, inscrits à l’époque sur les locaux désaffectés, et, en quelque
sorte, précurseurs des fresques d’aujourd’hui, sont évoqués par François
Darnaudet, dans son dernier roman policier Boris au pays vermeil
– série « Le Poulpe » - Editions Baleine-Le Seuil – 2001 –
« Nous longions le mur d’enceinte des bâtiments à l’abandon. On
avait bombé d’inscriptions les vieux murs écroulés : Non à
Port-BOGGIO, Oui à la Nature, PORT=PORC=MAGOUILLES, Viva CATALUNYA, FAREM TOT
PETAR…