Le XXème siècle n’a pas eu lieu

 

                                        par     Dominique Sistach

 

 

 

 

L’imminence de cette fin de siècle, au-delà de l’argument publicitaire que cela représente, met à jour des attitudes et des constats plus que troublants. L’attitude majoritaire est une combinaison festive et paranoïaque où le goût de la fête se mêle à la peur de sortir. Le constat dominant allie une  indifférence confinant au mépris, à des imprécations millénaristes frisant avec la folie la plus inquiétante. Quels enseignements tirer de ces dérobades temporelles ? Quelles leçons conserver des stratégies et des méthodes issues de cette fuite en avant ? Comment comprendre l’attitude à déflorer le XXI ème siècle, alors que le XX ème n’est pas encore consommé ?

 

Concernant les dérobades actuelles, nous connaissons l’origine du mal : folie, peur, haine, indifférence, mépris…Tous les signes d’une société psychiatrique en mouvement ; plus intéressant, la mécanique permettant d’engendrer un tel type de société. En effet, la société psychiatrique n’a pu s’équilibrer qu’au moyen de son penchant hédoniste et hystérique : la fête ! La fête du millénaire devient ainsi le lieu exutoire des pulsions contradictoires du corps social. Elle y concentre avant tout l’oubli. La fête du temps n’est assimilable par la société qu’à la double condition d’effacer le passé et de rêver le futur. Si l’intention est louable, il apparaît que ce culte de l’oubli se fixe dans les représentations de la société millénariste. L’information, dans les lieux stratégiques du pouvoir médiatique, canalise et représente avec légitimité la gestion immédiate de l’oubli. Hommes du siècle, histoire du siècle, polémiques sur le siècle, etc… Les médias, les scientifiques, les artistes et les intellectuels n’ont eu de cesse de nous harceler sur la question du siècle passé, sans pouvoir ordonner et expliquer la généalogie de ce siècle. Le refus d’expliquer renforce alors la légitimité de l’incompréhension et accentue le vide.

 

Le XX ème siècle, dans ce désordre confus de la société et de ses représentations, est déjà oublié. Par absence de compréhension d’un siècle de confusions, on s’invente un présent et un futur fondés sur la rupture et l’amnésie. Qui veut voir, dire, entendre que les lieux majeurs de ce siècle sont Verdun, Auschwitz, Hiroshima ; que les hommes importants du siècle sont Lénine, Staline, Hitler, Mao, Guevara. Qui veut voir, dire, entendre que les réponses trouvées à la haine, à la guerre et à la mort, sont fixées dans le mercantilisme hédoniste de cette fin de siècle. Personne !

 

Le XX ème siècle n’a pas eu lieu, parce que nous avons déjà oublié son origine. Il n’est que le prolongement du XIX ème siècle. Il ne s’affirme que dans la guerre et le racisme biologique et exterminateur, et ne s’équilibre que dans la paix des marchands et le positivisme différentialiste. 70% du siècle est ainsi une extension du XIX ème siècle, les 30% restants constituant les matrices nouvelles du siècle à venir. Cette segmentation mathématique ne doit pas nous induire en erreur. La généalogie du siècle n’aboutit pas à une organisation rationnelle du temps et de l’histoire. Il s’agit d’une stratification, d’un feuilletage de l’histoire. A cet effet, l’oubli millénariste n’omet pas que la partie mortifère du XX ème siècle, mais supprime également sa part ré(dé)généré, en confinant l’événement à l’immédiat.

 

Les transformations du capitalisme, d’un système de production mortifère en un système de consommation et d’aliénation hédoniste, sont pourtant riches de sens. Ces mutations peuvent laisser croire à une amélioration globale du cadre de vie (quel est le fou qui veut vivre au XIX ème siècle ?!). Elles sont surtout essentielles dans le sens où elle constitue les matrices économico-culturelles et qu’elles se sont démultipliées au gré des superpositions des représentations. La grande transformation des années soixante-dix est ainsi le cœur du XX ème siècle. Les acteurs de la période ont en définitive accepté les modifications d’une économie désaliénée de la production et se sont soumis au diktat de l’argent pour jouir ou subir l’aliénation à la consommation. « L’horreur économique », comme on l’a écrit récemment, prend tout son sens dans la géopolitique du monde universalisé. La dialectique de la race, de la nation et des classes impose encore un inacceptable découpage nord/sud du monde. La richesse sans travail du nord correspond injustement au travail sans richesse du sud. Ceci doit être encore oublié. Cécité encore, quand il s’agit de connaître des dégâts internes à la machinerie économique occidentale. Quid des tonnes de drogues médicamenteuses prises ? Quid des violences destructrices de vie ? La société psychiatrique échafaudée collectivement par des cadres économico-culturels d’aliénation hédoniste et mortifère ne peut plus que concevoir dans l’oubli immédiat de ce qui est vécu individuellement.

 

Le XX ème siècle n’a pas eu lieu et le XX ème n’aura pas lieu. Sartre s’est trompé, aucune condition ne pourra le réaliser. Il disparaîtra dès qu’il se réalisera. L’omission d’une logique générale de la pensée historique et de la conservation traditionnelle de la mémoire échafaudée sur la répulsion mortifère du passé et le désir de destruction symbolique de l’instant, conditionne la mécanique de l’oubli. Nous dépassons « l’ère du vide » ou « la défaite de la pensée » ; nous sommes au-delà de « la fin de l’histoire ». Nous rentrons dans le cadre du vide instantané. Rien pendant, rien avant, rien après. Nous dépassons même la dimension cartésienne du monde en renversant l’assertion fameuse : « Je ne pense pas, donc je ne suis pas. ». L’homme disparaît du temps qu’il a créé et ne peut jouir que du temps présent, oscillant entre ces pulsions individuelles et ces représentations sociales, perdant toute figure de lui-même, oubliant l’autre et transformant le réel, au final, en une suite continue de justifications à vivre.

 

 

 

 

- Dominique Sistach est Maître de conférences en droit public de l’Université de Perpignan -

 http://www.univ-perp.fr/dse/profs/sistachd.htm