par
Jean Michel HOERNER, professeur de géopolitique
Le
géographe et Nietzsche ont en commun, par rapport aux philosophes, une certaine
distance, la volonté d'un langage simple et le souci de comprendre les hommes
sous un angle souvent prospectif. Par conséquent, tout géopolitiste, qui prend
en compte à la fois le poids des idéologies et les rapports de force
politiques au sein des territoires, peut et doit s'intéresser à un penseur
qui, dans l'ensemble de son oeuvre l, tente de fixer les enjeux des sociétés
dans leurs processus de reproduction.
Nietzsche,
qui vit étrangement le déchirement des peuples au seuil de la tentation démocrate
et de l'ère scientifique, perçoit également un abîme barbare ; c'est donc
contraint et, naturellement, au risque des pires interprétations, que Nietzsche
imagine une société libérée de la gangue judéo-chrétienne, où « nous
sommes emprisonnés dans un filet serré, une camisole de devoirs et où nous ne
pouvons nous en dépêtrer »2. L'avènement trouble du surhomme et la naissance
ambiguë d'une race supérieure se substitueront aux hommes supérieurs, qui ont
fait leur temps, et feront oublier le dernier homme, qui se contente d'un petit
bonheur quotidien sans espoir. De telles idées, habilement maquillées, peuvent
nourrir toutes les théories racistes et eugéniques, quand la politique s'y prête
ou dans la perspective du clonage humain sur fond de mondialisation et de
confusion virtuel / réel...
Or,
justement, pendant plus d'un demi-siècle, cas à peu près unique dans
l'histoire de la philosophie, la pensée de Nietzsche est dévoyée par sa
sueur, Elisabeth Foërster-Nietzsche, puis par beaucoup d'autres, jusqu'à faire
de lui le chantre du nazisme bientôt tout-puissant en Allemagne. Certes, les
circonstances de la fin de l'existence de Nietzsche sont exceptionnelles, son
statut de mort vivant permettant sans doute bien des audaces, mais il y a une
explication plus générale. Ainsi, Nietzsche, à sa manière, se veut prophète
quand il se prétend « visionnaire, volontaire, créateur, avenir lui-même et
pont vers l'avenir 3» et proclame, avec emphase : « Ce que je raconte, c'est
l'histoire des deux siècles qui vont venir »4.
Sans
avoir la prétention d'expliquer toute l' oeuvre nietzschéenne mais en tant que
géopolitiste, qui reste dans les limites de sa science, je vais donc tenter
d'en évaluer les grandes orientations, d'expliciter sa principale et tragique
falsification et, finalement, d'ouvrir quelques pistes fatales pour l'avenir.
Nietzsche a trop parlé des hommes pour qu'ils ne se reconnaissent pas dans les
interrogations matinées de certitudes d'un « psychologue de naissance (qui) se
garde par instinct de regarder pour voir »5.
Les
clés de la pensée de Nietzsche sont parfois ramenées à quelques concepts,
qui restent cependant difficilement compréhensibles en dehors de tout contexte
: le Surhomme, la race supérieure, le nihilisme et les décadents, le Grand
Midi, l'Éternel retour, la Volonté de puissance, le monde vrai et le monde des
apparences, la morale de troupeau, l'errant, la philosophie dionysienne, etc.
Dans le cadre de cet article, je me contenterai de ce qui concerne les rapports
des hommes entre eux, leurs hiérarchies ancienne et future, la notion de race
qui souvent, chez Nietzsche, s'identifie à celle des classes, et bien sûr,
l'idée implicite du surhomme. Mais je voudrais tout d'abord tordre le cou à
deux préjugés, selon lesquels, d'une part l'oeuvre nietzschéenne fourmille de
contradictions et d'autre part, elle ait été seulement nourrie par sa folie.
Depuis
La naissance de la tragédie, qui reste pour le penseur le premier modèle de
son dernier livre posthume, jusqu'à La volonté de puissance, justement, publiée
en 1901, on a le sentiment d'une très grande cohérence ; d'ailleurs, Nietzsche
conserve par-devers lui tous ses écrits et glisse parfois dans un nouveau livre
des phrases d'un plus ancien. Si jamais on peut lui prêter quelque penchant
contradictoire, c'est au niveau du style puisqu'il cultive à l'excès la vertu
de l'aphorisme qui, comme il le dit, « n'est pas encore déchiffré parce qu'on
l'a lu »6. Par ailleurs, jusqu'en décembre 1888, malgré ses affreuses
migraines et un comportement un peu marginal, Nietzsche n'est nullement atteint
de démence clinique; il suffit, pour s'en convaincre, de lire L' Antéchrist et
Ecce homo, qui attestent tout au plus un excès de mégalomanie et sans doute un
ton plus vindicatif.
Au
demeurant, son cheminement, « le droit chemin, le chemin qui mène en haut »7
demeure pourtant très tortueux ; en fait, si sa pensée n'avait pas suivi une
« pente oblique », Nietzsche n'aurait conçu qu'une « philosophie qui ne
franchit même pas le seuil de son domaine et qui pousse le scrupule jusqu'à
s'en interdire l'accès »8. Pour comprendre à la fois l'ambition, la richesse
et la dérision de la pensée nietzschéenne, on peut ainsi mentionner cet étonnant
épisode d'Ainsi parlait Zarathoustra : un nain, saute sur les épaules de
l'ermite, devenant ainsi encore plus grand que l'homme normal, et dit péremptoirement
que << tout ce qui est droit ment, toute vérité est courbée, le temps
lui-même est une courbe »9...
L'angoisse
de Nietzsche demeure cependant assez limpide dès qu'il analyse les sociétés.
Au sortir des monarchies de toutes sortes, qui établissent des hiérarchies
évidentes,
et avec l'appui de la noblesse, de la bourgeoisie du capital (sujette également
à construire une démocratie de classe) et du clergé, les rois, les princes ou
les tyrans règnent sur une plèbe vite assimilée à une force de travail
parfaitement servile. Les républiques de la fin du XIXème siècle, telles que
la France, ou les monarchies constitutionnelles, telles que le Royaume-Uni,
apparaissent comme des transitions bien inachevées. Or les socialistes et les
anarchistes, dont l'audience grandit, prônent l'égalité des hommes dans tous
les domaines ; certes, Nietzsche critique ces nihilistes, aussi décadents selon
lui que les aristocrates « altiers et durs », les bourgeois libéraux et les
chrétiens, mais juge souhaitable que le peuple « crée une classe moyenne »
ou défende même le « principe démocratique, avide d'innovations et d'expériences
». II envisage même la suppression de l'État, à l'instar des Marxistes que
pourtant il ignore, et imagine un monde où « la politique extérieure sera liée
inséparablement à la politique extérieure »10...
Toutefois,
ses sympathies pour un tel courant progressiste, qu'il juge seulement comme une
mode passagère, « 1 'élégance du nombre », trouvent ses limites dans la
fonction de l'homme. Nietzsche, bien qu'il soit un « esprit de justice (...)
qui a l'instinct de vérité »11, juge ainsi que l'égalitarisme démocratique
remet en cause l'ensemble de la nature humaine par le biais d'un nihilisme qui
« déprécie toutes les valeurs supérieures »12 ; autrement dit, ou bien le
monde, fondé sur les instincts, va disparaître corps et âme (cf le dernier
homme), ou bien, grâce à de grandes guerres destructrices, il va transvaluer
toutes les valeurs et se reconstruire à partir d'une nouvelle et nécessaire hiérarchie
humaine.
On
est au coeur du débat, dans la mesure où l'analyse de Nietzsche, ensuite,
repose sur des paradigmes qui seront interprétés fort diversement. Comme on
l'a laissé entendre, il rejette le « nivellement de l'homme », « la morale
de troupeau » et n'a que des mots très durs pour « le règne de la populace
»13, où « réclamer l'égalité des droits (...) n'est jamais l'émancipation
de la justice mais de la convoitise »14. Plus que l'homme supérieur (les rois,
les hommes de sciences, les magiciens, etc.), dans lequel « il y a encore de la
populace cachée », Nietzsche aspire au surhomme qui « désigne un type de
perfection absolue, en opposition avec l'homme moderne, l'homme bon, avec les
chrétiens et d'autres nihilistes »l5 et s'identifie « aux guerriers de
naissance ». Ce faisant, rejetant les pauvres ou les Tchândâla, qui ne sont
ni « des gens de vertu (ni) des gens de races »16, mais aussi les aristocrates
et leurs assimilés, Nietzsche appelle de ses voeux une race supérieure : « Ô
mes frères ! je vous investis d'une nouvelle noblesse que je vous révèle;
vous devez être pour moi des créateurs et des éducateurs, des semeurs de
l'avenir »l7. Il n'y a bien sûr qu'un pas entre le surhomme et cette « race
épurée », où la volonté de puissance est autant un acte individuel qu'une
action collective inscrite dans le temps : « Seule la naissance ouvre l'accès
à tout monde supérieur; en termes plus précis, il faut avoir été formé et
façonné par une longue sélection »l8 (« On devient ce qu'on est »).
Telle
quelle, la pensée de Nietzsche peut apparaître subversive et dangereuse - je
ne le nie pas- mais elle n'est nullement une tentation eugénique. Il faut, en
effet, souligner que la « conception surhumaine nouvelle qui élève l'homme »19
chez Nietzsche reste avant tout le rejet pêle-mêle de l'aristocratie, de la démocratie,
du socialisme, de l'anarchisme, du nationalisme et de l'antisémitisme ; c'est
un « oui » à la vie, à la volonté de vivre et d'édifier une nouvelle
humanité, où la science jouerait tout son rôle. Ainsi, le penseur répète
assez souvent que le surhomme existe en chacun de nous mais qu'il convient de le
révéler, ce qui n'a jamais été fait. La société est injuste mais elle
dispose des moyens de parvenir à cet idéal, que ni le pouvoir des uns ni le
nihilisme des autres ni l'argent des riches n'obtiendront ; il y a seulement un
terreau qu'il suffit de faire fructifier. Certes, on connaîtrait alors une
nouvelle hiérarchie, en transvaluant toutes les valeurs, mais il
s'agirait moins de l'apparition d'une nouvelle race que de l'avènement d'une
nouvelle classe qui, paradoxalement, pourrait avoir la vertu d'une « classe
moyenne ». Autrement dit, et c'est important, créer des surhommes ne consiste
qu'à « surmonter l'homme » et on comprend mieux cet aphorisme de Nietzsche
que bien peu ont voulu retenir: « Sans violence et seulement par une pression
constante et légale, la démocratie est à même d'évider l'empire et la
royauté, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un zéro, avec peut-être, si l'on
veut, la signification de tout zéro qui, par lui-même, n'est rien, mais qui,
placé à droite d'un nombre, a pour effet de décupler sa valeur »20.
Cette
théorie du surhomme demeure une sorte d'alternative à celle du dernier homme,
qui ne serait nullement l'antithèse de celle du sous-homme. Cet appel au
surhumain n'est pas diabolique même s'il nécessite, au préalable, la barbarie
: on n'aboutit pas à une race d'hommes qui n'ont plus rien d'humain même s'il
peut s'agir d'une race supérieure ; on nie l'égalitarisme du dernier homme,
lorsque « chacun veut la même chose »21, mais on conserve un idéal,
simplement l'homme, « quelque chose qui doit être surmonté »22.
Il
reste enfin un point important qui a emporté la pensée de Nietzsche dans la
tourmente nazie et risque, encore, d'en faire quelque nouveau prophète de
l'absolu : la violence de l'expression, souvent bien servie, comme on l'a dit,
par ses aphorismes. C'est cette violence du ton qui fait parfois oublier la
finesse du fond et conduit trop facilement le lecteur à toujours identifier
Nietzsche à Zarathoustra, dont les incantations se veulent un pastiche du
discours du Jésus des Évangiles. L'oeuvre nietzschéenne est un cri, autant de
désespoir que d'espoir, qui ne peut hélas ! que séduire les tenants d'un
pouvoir totalitaire, où l'ordre se substitue à toute volonté de discernement.
D'une
réelle falsification à une autre éventuelle...
Par
un curieux hasard, « ce très banal et inepte fantasque », Nietzsche a vécu
dans un environnement antisémite, qui était cependant déjà celui d'une
partie de l'intelligentsia allemande à la fin du XIXème siècle. Parmi son
entourage antisémite, on peut citer l'un de ses éditeurs, Schmeitzner, sa
sueur Lisbeth, son beau-frère, Bernhard Förster, le grand musicien Richard
Wagner, son épouse Cosima, qui fréquente Gobineau et a pour gendre l'Anglais
H.S. Chamberlain... Nietzsche a beau se déclarer « anti-antisémite », son
oeuvre n'échappe guère à cette mouvance, et on pourrait croire qu'il a donné
en vain des gages de son admiration pour les Juifs, jusqu'à prétendre qu'ils
« ont réussi un prodigieux renversement des valeurs » et « seront les
inventeurs et les guides des Européens »23.
En
fait, il doit surtout à sa sueur, Élisabeth Förster-Nietzsche, de l'avoir
transformé malgré lui en antisémite et surtout, en maître à penser du
nazisme allemand. Cela s'est fait en trois étapes, à partir de son basculement
dans la folie.
La
première, pendant son état de démence absolue où il ne peut plus s'exprimer
et, bien sûr, n'écrit plus rien, court de 1889 à 1900, la date de sa mort
effective ; assez rapidement sous la coupe de sa sueur, qui le veille comme une
statue vivante, il cautionne, sans en prendre conscience, le début d'une
grandiose entreprise de falsification. Certes, Lisbeth Förster-Nietzsche
diffuse ses oeuvres avec un remarquable savoir-faire et crée une fondation où
toutes ses archives sont rassemblées, mais elle lui impose aussi des
admirateurs peu recommandables et fait publier, avec l'aide de son véritable
disciple et ami, Peter Gast, La volonté de puissance à partir de fragments
soigneusement choisis et savamment ordonnés. Cependant, le mythe d'un Nietzsche
antisémite et défenseur d'une race supérieure de type aryen n'apparaît pas
encore.
La
seconde période, la plus longue, va de 1900 aux premiers succès du nazisme,
vers le milieu des années vingt. Alors que toute l'Europe intellectuelle rend
hommage à l' oeuvre de Nietzsche, Lisbeth, sa sueur, fréquente les célébrités
nazies et fascistes de l'époque. Elle correspond même avec B. Mussolini -dans
lequel elle voit un surhomme- qui lui adresse ce courrier, en 1924 : « Vous
avez raison de penser que j'ai été influencé par Nietzsche... J'ai lu tous
ses livres sans exception... J'ai été profondément impressionné par son
merveilleux `Vivez dangereusement'. Je pense l'avoir respecté »24. C'est aussi
le temps de la réconciliation avec le clan Wagner, très antisémite, représenté
par Siegfried, le fils du musicien. Le mythe de Nietzsche est donc maintenant
bien établi ; il n'est pas dû à ses livres mais à ce curieux amalgame entre
le rayonnement logique d'une pensée originale, qui séduit le milieu
intellectuel européen (dont A. Gide, T. Mann ou B. Shaw), et l'activisme d'E. Förster-Nietzsche,
qui donne à penser que ses conceptions fascisantes et nazies sont inspirées
par le grand homme.
La
dernière époque, qui s'achève à la mort de Lisbeth Förster-Nietzsche en
1935, marque une rupture décisive dans l'influence de la pensée du philosophe.
Sa
soeur est désormais « la mère de la patrie » du troisième Reich,
selon l'expression de Ben Macintyre (Op. cit.), et affiche avec ostentation son
attachement au régime hitlérien. La plupart des intellectuels européens se détachent
du Nietzsche Archiv et le philosophe est consacré en tant que penseur officiel
du nazisme. Le Recteur Heidegger le clame sur tous les toits, en se
compromettant avec délices, et la « Wafen SS » lui emprunte même sa devise:
« Béni celui qui est dur ! » Le terrible destin posthume de Nietzsche est
scellé... F. Sauckel, qui fait l'oraison funèbre de Lisbeth, au nom de Hitler,
évoque « son frère incomparable en rëte de vérité, le prophète du combat,
l'exalté et héroïque Friedrich Nietzsche »2 et, au procès de Nuremberg, dix
ans plus tard, le procureur français a cette malheureuse sentence
«
La morale de l'immoralité (est) le résultat de l'enseignement de Nietzsche,
qui considère la destruction de toute morale conventionnelle comme le plus
grand devoir de l'homme »26.
On
ne le répétera jamais assez, ce n'est pas l'oeuvre complète de Nietzsche qui
secrète cette falsification, car elle résulte bel et bien de l'opiniâtre
entreprise de sa sueur nazie et d'une lecture très sélective ; on dira même
que Hitler n'en avait probablement lu aucune ligne ! Le poids des concepts, et
peu importe s'ils sont présentés hors contexte, fait la différence et il
suffit d'évoquer le surhomme en oubliant que Nietzsche parle également du
sous-homme, ou la future race supérieure qui n'a pourtant rien d'eugénique
ou encore, d'imputer la faute majeure de notre civilisation au Juif éternel,
dont le sens nietzschéen est simplement celui du Christ ou du crucifié.
De
quiproquo en équivoque, c'est finalement la question juive qui explique le succès
de Nietzsche dans l'Allemagne nazie, bien qu'il n'ait cessé de louer le peuple
juif, sa «force vitale », son « imagination du sublime moral » et ses
valeurs. Pour comprendre le dévoiement de sa pensée, il suffit alors de
rappeler à la fois tout ce que Nietzsche espère des Juifs dans la construction
d'une Europe sans frontières et comment on peut interpréter autrement ses
propos. Dans ses Fragments de 1888, lors de l'une de ses exaltations qui
annoncent peut-être sa prochaine folie (janvier 1889), Nietzsche imagine
ainsi l'an I d'une nouvelle ère où il jouerait un rôle majeur grâce à son
dernier livre, L'Antéchrist. Rejetant l'appui des nihilistes, il propose de se
saisir du « gouvernement de la terre » en s'appuyant sur les Juifs qui lui
seraient favorables car ils ne sont pas chrétiens et n'ont pas de patrie,
hormis celle du monde tout entier « Il faut que
nous nous assurions de toutes les forces de cette race en Europe et en Amérique
; de plus, un tel mouvement a besoin de l'appui du grand capital... » Une telle
assertion a naturellement son envers : si l'on peut avoir la puissance en
s'alliant au capital juif, on peut malheureusement jouir d'une égale puissance
en le spoliant ! Le seul reproche que l'on puisse faire à Nietzsche, c'est
d'insister sur la force, la vitalité et la richesse de la race juive, souvent
sans aucune discrimination ; or l'antisémitisme ambiant se nourrit de ce
constat et personne n'ignore que les dignitaires nazis se sont considérablement
enrichis en confisquant un très grand nombre de fortunes juives. D'ailleurs, la
dérive idéologique nazie, jusqu'aux camps de concentration, est érigée en
objectif de gouvernement et, il semble bien que l'antisémitisme et la
belliqueuse xénophobie du troisième Reich justifient pour une large part ses
indéniables succès économiques. Par conséquent, les idées prêtées à
Nietzsche,
parmi lesquelles l'inévitable surhomme et la fameuse race supérieure, ont
probablement été aussi efficaces que les divisions blindées de l'armée hitlérienne.
Mais
le dévoiement de l'oeuvre de Nietzsche, fort heureusement réhabilitée bien
que toujours mal comprise (cf plus haut mon interprétation du surhomme), n'est
peut-être pas encore achevé. Je voudrais faire ainsi référence aux thèses
actuelles de la « post-humanité »27 de F. Fukuyama. Cet économiste américain
secoue la léthargie de la pensée contemporaine en imaginant, à partir des thèses
hégéliennes, que l'histoire arrive à son terme. Le libéralisme américain
triomphant, qui serait donc le dernier stade de la dialectique historique en
lieu et place du socialisme, n'aurait cependant guère d'avenir car nous
assisterions à la fin de la science en tant que progrès social ; par ailleurs,
on retomberait dans le constat nietzschéen du dernier homme, puisque la nature
humaine serait désormais privée de toute « lutte pour la reconnaissance »
dans le cadre des États-cocons qui garantissent « aux hommes toute une série
de droits fondamentaux »28. La fin de la science et des luttes sociales, ces
deux moteurs de l'histoire, laisseraient pourtant une porte entrouverte : la
modification de la nature humaine, c'est-à-dire non plus la science au service
du progrès humain et social mais la science impliquée dans la transformation
physiologique des hommes. Cette post-humanité verrait donc le triomphe des
biotechnologies et, plus concrètement, celui du clonage humain, d'où la fin
d'une certaine « histoire »...
On peut donc craindre, une fois encore, que dans le cadre de cette futurologie, qui va libérer de dangereux courants de pensée, on puise dans l'oeuvre de Nietzsche tout ce dont on a besoin. Et je pense, naturellement, à sa théorie du surhomme que l'on risque encore de falsifier. Méditons ainsi ces phrases du penseur, qui ont heureusement un double sens : « L homme est le monstre et le suranimal ; l'homme supérieur est le monstre humain, le surhumain : et il doit en être ainsi. À chaque croissance de l'homme qui augmente sa grandeur et sa hauteur, il augmente aussi sa profondeur et son caractère redoutable : on ne doit pas vouloir une chose sans l'autre, ou plutôt, plus on aspire radicalement à l'une d'elles, plus radicalement on atteint précisément l'autre » 29. Au regard de ces quelques phrases, la déclaration finale de F. Fukuyama ne peut que nourrir notre inquiétude: «Aujourd'hui, les possibilités infinies des sciences modernes suggèrent que d'ici deux ou trois générations, nous disposerons des connaissances et des technologies nécessaires pour réussir là où les ingénieurs du social ont échoué. À ce stade, nous aurons définitivement mis un terme à l'histoire humaine car nous aurons aboli l être humain entant que tel. Alors une nouvelle histoire post-humaine pourra commencer » 30.
En
1892, avant la falsification effective de L. Förster-Nietzsche, G. Valbert perçoit,
sans en mesurer les conséquences, la vigueur ambiguë de la pensée du
philosophe allemand : « M. Nietzsche est un esprit vigoureux, sagace, mais
abstrait ; il voit le monde à travers les lunettes d'un idéologue. Non, il n'y
a pas que les forts à qui tout est permis. Les plus forts ont leurs défaillances
et leurs faiblesses, et il y a souvent beaucoup de force chez les faibles »31 .
Si, effectivement, on considère à la lettre le surhomme et la race supérieure
dans l'oeuvre de Nietzsche, les pires interprétations de sa pensée demeurent
possibles.
Mais
l'a-t-on bien lu ? En ne retenant que ses aphorismes les plus violents, n'y a-t-on
pas vu que le haut de l'iceberg ? Aurait-on oublié que Nietzsche, à la fois
Dionysos, Zarathoustra ou le « crucifié », possède ce curieux don d'ubiquité,
qui fait qu'on le trouve là où il n'est pas et qu'il réapparaît là où on
ne l'espère plus ?
J-P. Faye, en 1998, souligne donc à juste titre que < nous venons d'entrer dans l'an premier du centenaire de la Grande Falsification. Celle qui a menti sur Nietzsche. Il importe de libérer Nietzsche de la langue de guerre qu'il combat > 32. Voilà l'essentiel : Nietzsche est trop riche pour que l'on n'en retienne pas ce qu'il n'a jamais dit. Ainsi, K. Schlechta fait justement remarquer que « des notions vagues comme le Surhomme, le Grand Midi, l'Éternel retour, la Volonté de puissance errent comme des fantômes sans que puisse être prise la moindre conscience de ce que présupposent ces notions désolées et néfastement mises en jeu. Si l'on connaissait ces conditions préalables, on saurait aussi qu'elles sont les nôtres et d'un coup, Nietzsche redeviendrait actuel > 33. Mais n'a-t-il jamais cessé de l'être?
On
en fait le maître à penser de la folie hitlérienne et pourtant, il stigmatise
« le nationalisme de bêtes à cornes » ; on le rend responsable des «
craquements de l'édifice européen »34 alors qu'il ne fait que de les
pressentir ; on l'assimile à un antisémite et il ne cesse de louer la grandeur
du peuple juif ; on l'identifie au sinistre Docteur Faustus35 et il se contente
de respirer une « atmosphère infiniment claire, d'une limpidité supérieure
et pénétrée de passion »36 ; on lui prête volontiers les traits du Docteur
Frankenstein et il n'aspire qu'à libérer l'homme de lui-même, lorsqu'il se
sera « surmonté ».
La
pensée de Nietzsche est un éclair dans un ciel tout bleu qui pourrait bientôt
se couvrir de nuages; le plus grand nombre se met à attendre l'orage et,
malheureusement, rares sont ceux qui n'y pensent même pas.
1
Pour plus de commodités, on utilisera les abréviations
suivantes en référence aux ouvrages de Nietzsche: Considérations inactuelles
(CIN, I à IV), Humain, trop humain (HTH I et II), Aurore (A, I à V), Ainsi
parlait Zarathoustra (APZ, de I à IV), Par‑delà le bien et le mal
(P1313n, La généalogie de la morale (GM), Le crépuscule des idoles (Ci), Ecce
homo (EH) et La volonté de puissance (VP, de I à IV). En outre, on citera les
paragraphes numérotés de l'auteur.
2 PDBM, V, 226.
3 APZ, II, De la Rédemption.
4 VP, Esquisse d'un avant-propos, 2.
5 CI, Flâneries d'un inactuel, 15. 6 GM,
Avant‑propos.
7EH, Pourquoi j'écris de si bons livres. 8
PDBM, VI, 204. 9 APZ, III, De la vision et de l'énigme, 2.
10 HTH, II, 292. 11 CIN, II, 6 12VP,I,2.
13 ApZ, IV, L'enchanteur. 14 HTH, 1, 451. 15 EH, Pourquoi j'écris
de si bons livres, 1. 16 CI, 3. Les Tchândâla sont une caste de parias
du Bengale ou de l'Assam. 17 APZ
18 PDBM, VI, 213 19A,I,27. 20
HTH, II, 281. 21 APZ, I, Le prologue... 5. 22 ApZ, I, Le
prologue..3
23 pDBM, 195 et A, III, 205.
24 BEN MACINTYRE, Élisabeth Nietzsche ou la folie aryenne, Paris, Ed. R.
Lafont, 1993.
25 BEN MACINTYRE, Op. cit.
26 BEN MACINTYRE, Op. Cit
27 F. FUKUYAMA, « La post-humanité est pour demain
», Le Monde des Débats, juin 1999.
28 F. FUKUYAMA, Op. cit. Cet
auteur s'inspire en outre d'A. Kojève (Introduction à la lecture de Hegel,
Paris, Ed. Gallimard, 1979), qui écrit : « L'histoire est dans l'ensemble
l'histoire des luttes et du travail ».
29 VP, IV, 470.
30 F. FUKUYAMA, Op. cit.
31
G. VALBERT (1892), Le docteur Frédéric Nietzsche et ses griefs contre la société
moderne, in Nietzsche 1892-1914, les trésors retrouvés de la Revue des Deux
Mondes, sous la direct. De B. de Cessole et J. Caussé, Paris, Ed. Maisonneuve
et Larose / Ed. des Deux Mondes, 1997.
32
J-P. FAYE, Le vrai Nietzsche, guerre à la guerre, Paris, Ed. Hermann,
1998.
33
K, SCHLECHTA, Le cas Nietzsche, Paris, Ed. Gallimard, 1960.
34
S. ZWEIG, Nietzsche, Paris, Ed. Stock, 1996.
35
T. MANN, Docteur Faustus, Paris, Ed. Albin‑Michel, 1950.
36 S. ZWEIG, Op. Cit.