A l’occasion du « Mondial du vent » à Leucate-La Franqui (du 16 au 21 avril) et de « La Tramontane », le semi-marathon de Canet.

 

Marin ou tramontane, d’Espagne ou du désert, les vents sont omniprésents en Catalogne.

Comme dans Iphigénie, le vent est un acteur primordial : soufflera-t-il ? Ne soufflera-t-il pas ? L’action, et le moral, des hommes en dépend : chasseur de nuages, source d’énergie éolienne, la sacrée tramontane est souvent célébrée. Cependant, elle peut aussi influer de façon négative sur notre psychisme.

Pour ne pas la perdre, la tramontane, relisons la littérature inspirée par ce souffle de vie et de mort, né de la respiration d’un dieu ou d’un géant…

 

ELOGE d’EOLE

 

           ELOGE du VENT, qui est révolte et désordre

 

            Au début de tout, du grand-tout, au début du rien, il y eut ce souffle stellaire : le vent…Le mot « tramontane » serait issu d’une étymologie italienne signifiant l’étoile venue de derrière la montagne : l’étoile polaire indiquant le nord et jadis appelée « tramontaine de septentrion ».

            Ici, en Catalogne, d’au-delà ou d’en deçà des Pyrénées, il joue un rôle essentiel : chasseur de nuages, inspirateur de temps ensoleillé, grand dépollueur de la plaine, quand il s’appelle tramontane ; il est alors le bienvenu, malgré sa cargaison de froidures, qui mordent jusqu’à l’os. Quand il est marin, c’est toute l’humidité méditerranéenne qu’il véhicule ; le squelette, meurtri d’arthrose, se dit alors qu’il ne fera pas de vieux os ! Parfois, il est d’Espagne, ce vent venu en voisin proche, mais il suscite ici des réactions aigres : le mauvais temps n’est pas loin. Le vent peut ainsi engendrer la xénophobie ; il peut porter sur les nerfs, investir la tête et vous rendre fou jusqu’à vous faire perdre la tramontane ! Tout citoyen moyen a éprouvé cette violence des airs ; quant aux hommes politiques, ils sont plus rusés et savent choisir le vent de l’Histoire ; entre temps, le bon politicien gesticule, se démène comme un acteur de farce dans la société du spectacle : il brasse du vent, car bien osent désormais défier les moulins. Ceux-ci, de Fontvieille à Collioure, sont des musées ou des curiosités touristiques ; quant aux éoliennes des Corbières ou des Aspres, ce sont, au crépuscule, comme de grandes marionnettes fantomatiques qui animent des collines blanches et désolées.

             Mais revenons au vent. Sans doute, à la genèse de l’univers, et précédant le big bang telle une bise d’avant pluie, s’inventa un vent primitif et sauvageon, destiné à donner vie à mille et un récits fondateurs, mythiques autant que poétiques. Le grand pétomane du ciel engendra tous les vents du large, les fit sortir de la sculpture ocre et sableuse de l’énorme rose du désert. Il en fallait, du souffle, pour fabriquer le monde ingrat des humains ! A l’origine de la vie , le vent devint vite le moteur de la mort des hommes et le vecteur de la guerre ; il est à l’origine de la tragédie antique : ainsi, dans Iphigénie, si le vent ne s’était pas levé, la guerre de Troie n’aurait pas eu lieu ! Mais Hélène aurait vécu, malheureuse, avec Pâris, et nous n’aurions pas eu les poèmes homériques, ni les pièces d’Euripide, de Racine ou de Rotrou…Or les vents grecs furent favorables et L’Iliade put avoir lieu ; ensuite, après la ruse du Cheval de Troie, Ulysse put partir pour une incroyable Odyssée : l’œuvre est rythmée par un vent omniprésent ; sans lui, le héros ne peut revenir dans sa patrie : la littérature témoignage de la nécessité de la voile, en ces temps anciens, pour les peuples de la Méditerranée. Le vent est le plus fort, signe de l’existence de la fatalité ; les Achéens, venant de Troie l’avouent : « Nous sommes chassés par tous les vents du ciel sur le grand gouffre de la mer ; regagnant nos maisons, d’autres routes, d’autres chemins nous ont conduits ici. » (1) Ulysse et ses compagnons sont ballottés par les vents, les flots et le destin, en raison de la colère de Poséidon, qui déclenche d’effroyables tempêtes : il faut toute la ruse du héros et l’aide d’Athéna pour triompher des ouragans…Pourtant les vents, ces divinités aux noms poétiques –Euros : vent du sud-ouest, Notos : du sud, Zéphyr : de nord-ouest ou Borée : du nord- sont le plus souvent des forces contraires ; ainsi Victor Bérard (2) décrit-il l’action maléfique du dieu de la mer : « Neptune aperçoit Ulysse et son radeau. Sa rancune éclate contre celui qui, jadis, aveugla son fils, le Cyclope : prenant son trident et rassemblant les nues, il démontait la mer et, des vents de toute aire, il déchaînait les rafales. » ( vers 282/381).

            Après l’épisode de Polyphème, Ulysse passe un mois chez Eole; cependant, à cause de l’imprudence de ses compagnons, qui libèrent les vents, le héros d’Ithaque se fâche avec le dieu ; la violence du vent revient de plus belle : après l’accalmie trompeuse du « bon vent » qui mène aux sirènes, les vents contraires bloquent le bateau dans l’île du Trident, où réside le dieu Soleil et ses troupeaux de vaches ; les compagnons, affamés, dévorent les bœufs d’Hélios ; alors les éléments se déchaînent : « En hurlant, nous arrive un furieux Zéphyr, qui souffle en ouragan ; la rafale, rompant d’un coup les deux étais, nous renverse le mât…Zeus tonne en même temps…les vents de la mort m’emportent » (chant XII). Bien sûr, des moments de bonheur existent : le « bon compagnon de vent » de Circé, qui mène au sud ; ou celui de Calypso, près de Gibraltar, qui ramène vers l’est : « c’est l’une de ces brises d’Ouest, qu’en pleine belle saison, Calypso a fait souffler derrière le radeau d’Ulysse, une brise tiède et tranquille, un vent de tout repos » ; cependant, ce sont les vents maléfiques et les tempêtes qui remplissent le livre d’Homère de bruit et de fureur : ils constituent la bande sonore de ce film épique et rythment la trame narrative, tout en organisant le temps du récit; quand le vent faiblit, la voile ne s’enfle plus et les compagnons s’ennuient, tandis qu’Ulysse, lui, s’abandonne aux lascives sirènes ou à la passion d’une femme magicienne ou déesse. L’écriture reprend souffle et violence quand le vent revient et annonce un nouveau chapitre et une aventure nouvelle : ainsi, écrit V.Bérard, « le vent et les courants sont complices pour entraîner au sud les navigateurs ; quand souffle le zéphyr, ils gagnent aisément la Crète ; mais le Borée ne peut les mener que vers Malte ou l’Afrique… », et c’est l’épisode fameux des Lotophages de Djerba.

             Elément essentiel des textes fondateurs, ami ou ennemi des hommes dès les temps préhistoriques (3), le vent est encore, à l’époque moderne, un thème littéraire : mistral et tramontane font tourner les pages d’Alphonse Daudet ; en 1869, dans Les Lettres de mon moulin, par exemple : « La tramontane se lève, souffle ; être battu, percé, transpercé, secoué par la tramontane ; les jours de tramontane ; l’âpre, la froide tramontane…moi je travaille avec le mistral et la tramontane, qui sont la respiration du bon Dieu. » Le vent du nord est personnifié, il est utilisé comme un protagoniste permettant de relancer la narration ; ainsi,  Hérédia, dans ses Trophées de 1893 : « Don Bartolomé Ruiz commanda de rentrer l’ancre au capitaine et de mettre la barre au vent de tramontane. » Au Xxe siècle, le vent apparaît dans la publicité ; EDF, par exemple, après avoir loué le nucléaire, veut « tirer le meilleur partie de l’énergie éolienne » ; son slogan est encore une personnification des ventes : « Mistral. Tramontane. Nordet. Suroît. Quelques noms de ceux qui produiront de plus en plus d’électricité pour vous. » La littérature s’empare du vent ; soit c’est pour le louer, comme Joseph Delteil, pour qui « il est l’accent tonique de la vie » (4), ou Josep Pla, pour qui il est poésie : « Le vent retourne la feuille des oliviers, créant une écume aérienne…C’est la contemplation de la fabuleuse inondation du vent sur la terre morte. » ; soit c’est pour le haïr, tel Nabokov, qui, installé au Boulou, préfère fuir en Ariège, au village de Saurat, à l’abri des souffles impétueux, loin de « Ce vent de mars incessant, turbulent, aveuglant, ce meurtrier souffle montagnard. » (5)

           Enfin, on ne peut pas ne pas citer Claude Simon, le prix Nobel originaire de Salses, dont un roman semble faire du vent le héros principal ; il s’agit, en fait, des démêlés d’Antoine Montès, revenu au pays –dans une ville du midi de « cent mille habitants, bâtie au milieu des vignes, dans un paysage aigre et brutal », qui est une évocation de Perpignan-, avec un notaire, afin de récupérer le domaine familial. Le récit peut avoir lieu, parce que le personnage apporte le désordre ; il symbolise, comme le vent, la perturbation dans une société bourgeoise et immobile, dans un Roussillon figé dans ses préjugés et dépourvu de dynamisme ou de perspectives : « C’était encore le printemps. Je me rappelle que le vent souffla sans interruption pendant trois mois, au point que lorsque par hasard il s’arrêtait, on avait l’impression de l’entendre encore, gémissant et tempêtant, non pas au-dehors mais comme à l’intérieur même des têtes…et aux environs de la Pentecôte, il redoubla, souffla durant huit jours et huit nuits consécutives en ouragan…brisant les sarments dans les vignes et secouant de telle façon ceux qui résistèrent que la floraison se fit mal et que la presque totalité de la récolte fut perdue. »(6) Montès, l’hériter, et le vent, durant une folle semaine, ont bouleversé la vie mesquine et routinière des habitants de cette ville transpercée par la tramontane. La société de l’indifférence, des égoïsmes et de l’argent a failli être mis à mal ; mais le vent s’apaise, le perturbateur s’éloigne et la vie, apaisée, ordonnée, hiérarchisée, reprend ses droits : le vent, ce méchant, a été vaincu. Pourtant, l’Histoire n’est pas finie : son vent peut balbutier, hésiter, bégayer, mais, c’est sûr, il reviendra, un beau jour chantant de tramontane…

                                                                                                                       

                                                                                                                                                                                                  Jean-Pierre Bonnel

 

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(1)     L’Odyssée- traduction de Philippe Jaccottet- livre de poche – 1982/96 –

(2)     Nausicaa et le retour d’Ulysse- A.Colin – 1929 – p.13…-

(3)     Le vent est omniprésent dans les passages descriptifs de romans de la préhistoire, tels que La guerre du feu ou La vallée des mammouths.

(4)     Se reporter à l’article de Jacques Quéralt, citant A.Suarès, F.Braudel, C.Amiera, A.Héléna, D.Bona, R.Laura Portet, J.Tocabens, J.Lluis Lluis… - L’Indépendant du 1/3/2000 –

(5)     La Méprise – édition « Folio » Gallimard –

(6)     Le vent – chapitre XVII page 228 – Minuit – 1957 -