LE MASQUE DE L'HOMME

Réflexions sur L'Espèce humaine de Robert Antelme


L'Espèce humaine de Robert Antelme (paru en 1947 et plusieurs fois réédité depuis), où l'auteur témoigne de son expérience de déporté politique dans un camp annexe de Buchenwald, nous rappelle que le phénomène monstrueux des camps ouvre un espace pour la pensée, qu'il attend de nous autre chose que la stupeur de l'esprit ou le pathos de l'indicible : le courage de la réflexion. La pensée à l'œuvre dans L'Espèce humaine s'inscrit dans la résistance d'une raison qui ne cède pas devant l'inhumain, elle affirme la capacité du détenu d'être origine d'un regard, d'une compréhension, sur ce qui devait détruire tout regard et toute compréhension. Cette pensée est toute entière suspendue à l'épreuve d'une contestation radicale de l'humanité du détenu, et de la revendication acharnée qu'elle suscite : " La mise en question de la qualité d'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine ", écrit Antelme dans l'avant-propos de son livre. Je voudrais ici essayer de suivre comment, dans ce livre, est analysé le projet de déshumanisation mis en œuvre par l'institution concentrationnaire ; et comment ce projet peut, finalement, délivrer une vérité qui signe sa défaite : l'unité de l'espèce humaine. Le projet d'Antelme permet de comprendre la place décisive du corps dans un tel projet ; elle ouvre aussi, à partir de cette centralité du corps, une série de questions sur l'autre versant de la politique de l'inhumain planifié par les nazis : le génocide des "sous-hommes".

Pouvoir totalitaire et nature humaine
Comme le titre du livre de Primo Levi (Si c'est un homme), ou celui de Louis Martin-Chauffier (L'Homme et la Bête), L'Espèce humaine désigne le cœur de l'entreprise nazie - la destruction de l'humanité des détenus -, et ce que la résistance, ou la non résistance, des détenus à cette entreprise révèle de cette humanité. Avec les camps de concentration, la question " Qu'est-ce que l'homme ? " s'est trouvée brutalement arrachée du cercle étroit des philosophes pour devenir la question de millions d'êtres humains, la question qu'ils sont devenus eux-mêmes et pour eux-mêmes (Varlam Chalamov, survivant des camps soviétiques, écrit à propos du détenu : " C'est le problème essentiel de sa vie : est-il resté un homme ou pas ? " ). A la scène protégée des débats académiques a succédé " une gigantesque expérience biologique et sociale " (Primo Levi) qui a définitivement lié, pour nous aujourd'hui, l'interrogation sur la nature de l'homme aux images des corps ruinés de Bergen-Belsen. Les camps ont donné, de ce qu'il est possible de faire de l'être humain, une réalité qui semble engloutir la possibilité même de penser. Il appartînt à Antelme de maintenir malgré tout cette possibilité, face à ce qui défie le langage et l'imagination : 
" Si tout à coup la salle s'éclairait, on verrait un enchevêtrement de loques zébrées, de bras recroquevillés, de coudes pointus, de mains mauves, de pieds immenses ; des bouches ouvertes vers le plafond, des visages d'os couverts de peau noirâtre avec les yeux fermés, des crânes de mort, formes pareilles qui ne finiront pas de se ressembler, inertes et comme posées sur la vase d'un étang. " 
L'homme peut devenir "cela". Mais la volonté de réduire des masses d'êtres humains à l'état de squelettes vivants, le projet fantastique de réaliser l'Enfer sur la terre suppose une mutation sociale et politique, l'émergence d'un nouveau type de pouvoir qui s'empare de la "vie nue" pour en faire un matériau entièrement livré à ses décisions. Dans Le système totalitaire, Hannah Arendt a montré que le camp de concentration était " l'institution centrale du pouvoir totalitaire ", qu'il dévoilait un objectif bien plus radical que la terreur ou l'exploitation économique : la prétention du pouvoir à s'emparer de la nature de l'homme pour la soumettre à sa volonté. " Les camps de concentration, écrit-elle, sont les laboratoires où l'on expérimente des mutations de la nature humaine " . Le mot " laboratoire ", ici, doit retenir l'attention : il signifie d'abord que le camp met en œuvre un "savoir" en vue de sa vérification. Mais il signale aussi que cette saisie "scientifique" de la nature humaine suppose que cette nature n'appartient plus à Dieu. Le pouvoir totalitaire a pris la place de ce Dieu absent : c'est lui, maintenant, qui se charge de créer l'homme, lui qui détient le critère de l'humain et du non humain. Le camp de concentration va être l'opérateur de cette discrimination, il doit permettre de décider qui mérite le nom d'homme et qui ne le mérite pas.
Le pouvoir totalitaire montre ici sa structure fondamentalement religieuse, alors même qu'il surgit dans un monde d'où le divin s'est retiré, où la solidarité traditionnelle du théologique et du politique s'est défaite sous la poussée de la démocratie. La démocratie, c'est-à-dire un type de société où les hiérarchies fondées sur un ordre naturel ou surnaturel disparaissent au profit de l'égalité entre citoyens ; où, comme le dit Hannah Arendt, l'homme affronte l'homme sans être protégé par les différences de conditions. Ce face à face provoque l'angoisse d'une dissolution des repères identitaires, d'une perte des pôles du Même et de l'Autre. La démocratie ne se soutient pas d'un savoir sur l'homme, elle libère de l'interrogation sur la nature de l'homme de toute autorité extérieure, théologique ou politique . En affirmant que l'homme est " celui dont l'essence est d'énoncer ses droits " , en posant une égalité symbolique au fondement de l'égalité politique, elle fait de tout homme, par principe, mon semblable : à la fois celui que je dois reconnaître comme tel, et celui qui a le droit de se revendiquer comme tel. Le pur pouvoir de parler ouvre ainsi l'espace d'une égalité et d'une reconnaissance ; l'affirmation de mon humanité, en tant que telle, est constitutive de l'espace public. Avec la démocratie, le nom d'"homme" devient un enjeu politique, celui pour lequel et au nom duquel des luttes collectives sont menées : la réflexion sur l'humanité de l'homme ne se sépare pas de la mise en débat des principes de la vie commune.
En détruisant les droits de l'homme et toute forme d'égalité, le pouvoir totalitaire détruit ce lien vital entre démocratie et réflexion sur la nature de l'homme. Il détruit donc la dimension politique de cette réflexion. Il réintroduit, avec la plus extrême violence, un principe religieux au sein du corps social : le fantasme d'une humanité libérée de l'énigme de son être, d'une société entièrement accordée à elle-même par la puissance d'une vérité supérieure. Mais délivrer l'homme de la question qu'il est pour lui-même, délivrer la société de ses conflits ne peuvent plus, désormais, passer par une théologie. Il faut l'autorité de la "Science" et la puissance du Mythe, soudée sous l'invocation d'une loi de la nature, pour garantir l'identité parfaite et inentamable de la Volksgemeinschaft, la communauté du peuple et de la race. A la question " Qu'est-ce que l'homme ? ", le pouvoir totalitaire répond par la mensuration des crânes et les lois de Nuremberg , les défilés de masse et la création des camps. Goebbels déclare, en avril 1933 : " Nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former, à partir de la masse brute, l'image solide et pleine du peuple ". La "communauté du peuple" est une "œuvre" : l'homme n'est plus un sujet de droits, la créature de Dieu ou la source d'une liberté, mais le matériau d'une élaboration "esthétique" qui doit vérifier la toute-puissance du pouvoir et la vérité du mythe. Une telle élaboration a besoin de son Autre : la "communauté du peuple" ne peut surgir, dans sa plénitude et sa beauté, que sur le fond d'une différence avec une altérité répugnante. Il lui faut, pour se représenter et s'affirmer, Bayreuth et Buchenwald : incarnation du Même et de l'Autre à partir du matériau humain, "œuvre" d'un pouvoir qui, en scindant l'unité de l'espèce humaine, veut décider de l'humain et du non humain.

La double incarnation
Avec les régimes totalitaires, la question de la nature de l'homme est devenue l'affaire exclusive du pouvoir. La possibilité d'affirmer mon humanité relève d'une décision de l'État ; et cette affirmation même, lorsqu'elle est permise, ne débouche sur aucun droit politique, elle n'autorise que l'absorption dans la communauté organique du peuple devenu Un : " Ce que la nation allemande a désiré pendant des siècles est désormais une réalité, déclare le Führer. Un seul peuple de frères, libres des préjugés et des entraves du passé " . Fraternité "biologique", égalité "raciale" qui font du corps le dernier support d'une communauté fondée sur la destruction de toute singularité, de toute altérité. La Volksgemeinschaft rassemble en un corps unique ceux qui incarnent, "naturellement", l'humanité par excellence. Mais ce corps n'existe pas par lui-même, il n'est qu'une masse amorphe avant d'avoir été saisi et façonné par la volonté du Chef ; jamais achevé, il est l'œuvre ininterrompue d'un pouvoir qui le désigne comme le but ultime d'une mobilisation permanente. La Volksgemeinschaft est toujours en mouvement, en marche vers elle-même, vers son accomplissement toujours à venir : marschieren, marschieren, wir alle marschieren, chantent les SA . Elle est ce mouvement incessant qui l'annonce.
L'image du corps est ici essentielle. Elle permet de figurer, pour l'individu comme pour la société, une unique défaite par les contradictions et les conflits de l'âge démocratique. Claude Lefort a montré comment, dans une société qui avait irrémédiablement perdu la garantie théologique de son unité, le totalitarisme visait à " refaire du corps " . La société est à l'image de l'individu, et vice versa : réversibilité parfaite qui garantit leur solidarité. La croix gammée formée par les colonnes en uniformes à Nuremberg symbolise cette nouvelle place du corps : matière et emblème de l'idéologie mis en scène par le pouvoir.

Pour le pouvoir totalitaire, le "propre" de l'homme n'est rien avant d'avoir été saisi, façonné et représenté par lui. La référence permanente, dans le discours nazi, au biologique ne doit pas tromper : l'invocation d'une "nature" n'est là que pour donner aux décisions du pouvoir l'autorité incontestable de la Vie elle-même. Le nazisme n'a pas inventé l'homme comme matériau d'une élaboration "esthétique" ; Nietzsche, dans le paragraphe 62 de Par-delà bien et mal, en donne déjà une version inquiétante, où la haine de la démocratie et de l'égalité s'affirme au nom de " la hiérarchie des êtres " et de " l'abîme qui s'étend entre un homme et un autre " . Mais il a pu faire de ce fantasme le principe d'une politique réelle, d'une définition, par un État, de catégories criminelles.
La Volksgemeinschaft comme œuvre suppose, nous l'avons noté, la représentation d'une altérité répugnante. Cette représentation, en fait, se dédouble : le Juif d'un côté, l'opposant politique de l'autre (ces deux figures pouvant bien sûr, dans la réalité, coïncider). Posé comme ennemi "naturel" de la communauté du peuple, ou plus précisément comme menace "biologique" dirigée contre le corps du peuple, puis de l'humanité elle-même, le Juif est le non humain voué à disparaître pour que vive l'humain par excellence . L'opposant politique non Juif pose un autre problème puisqu'il est, apparemment, plus proche de l'homme : par quelle aberration un "Aryen", par exemple, peut-il s'attaquer à sa communauté "naturelle" ? La réponse du pouvoir est simple : l'opposant politique ressemble plus à un homme que le Juif, mais cette ressemblance est un masque derrière lequel se trouve, là aussi, du non humain. Ce réel ne s'appellera pas "Juif" mais "déchet", "vermine", "Scheisse" : ce que le corps de l'opposant, démasqué, rendra enfin visible, irréfutable. L'opposant politique, ou le résistant, ne peut avoir la dignité de l'ennemi : l'ennemi garde la grandeur proprement humaine du face à face guerrier, d'une mise en jeu égalitaire du risque de la mort. En se reconnaissant des ennemis, le pouvoir totalitaire reconnaîtrait qu'il n'est qu'un possible de l'Histoire, et non l'expression de la Vie elle-même. La Volksgemeinschaft ne connaît que des menaces "biologiques". Le pouvoir doit donc biologiser, naturaliser l'opposition politique pour en faire, non plus le choix d'un homme dans l'Histoire, mais la nécessité ontologique d'une nature abjecte.
La logique "raciste" recouvre ainsi les opposants politiques. Mais avant que ces derniers ne rejoignent les Juifs dans les non humains à détruire, il faut le temps d'une expérience, le temps nécessaire pour démasquer leur humanité. Le camp de concentration est l'institution chargée d'arracher ce masque. Comme nous le verrons plus loin, la scission de l'espèce humaine prend ici une forme spécifique qui la distingue de l'extermination des "sous-hommes", Juifs et Tziganes. A Treblinka, la scission de l'espèce humaine est donnée ; à Buchenwald, elle doit prendre corps. Cette incarnation est une double incarnation : c'est dans le même mouvement que se façonnent l'humain et le non humain, l'humanité éclatante du SS et la non humanité répugnante du détenu. Robert Antelme montre bien la nécessaire solidarité de cette double incarnation, et la logique visible qui la soutient :
" On devient très moches à regarder. C'est notre faute. C'est parce que nous sommes une peste humaine. Les SS d'ici n'ont pas de Juifs sous la main. Nous leur en tenons lieu. Ils ont trop l'habitude d'avoir affaire à des coupables de naissance. Si nous n'étions pas la peste, nous ne serions pas violets et gris, nous serions propres, nets, nous tiendrions droit, nous soulèverions correctement les pierres, nous ne serions pas rougis par le froid. Enfin nous oserions regarder en face franchement, le SS, modèle de force et d'honneur, colonne de la discipline virile et auquel ne tente de se dérober que le mal " 
Seul le corps, réduit à une surface où s'inscrivent des signes, peut rendre visible la décision politique de scinder l'unité de l'espèce humaine. Cette visibilité est essentielle, car elle permet au pouvoir totalitaire de "vérifier" la validité de ses axiomes. Maître du visible, celui-ci construit la scène de son auto-représentation, le théâtre d'une vérité que tout doit proclamer : le camp de concentration. C'est ce "laboratoire" qui est chargé d'instituer, entre le SS et le détenu, une distance telle qu'elle se métamorphose en différence naturelle, ontologique, double incarnation de l'homme glorieux et du déchet non humain .

Le corps nazi
Nous pouvons maintenant préciser l'objectif de l'entreprise totalitaire : détruire l'humanité du détenu, ce n'est pas simplement le tuer, même si la mort est au bout du processus. Il s'agit de transformer le corps du détenu en preuve de sa non humanité. Il faut donc donner du temps à la mort, créer les conditions qui vont peu à peu faire perdre à ce corps son apparence humaine pour le réduire à ce "quelque chose" innommable, ce déchet où le détenu lui-même ne pourra plus se reconnaître : " On tremblera toujours, écrit Antelme, de n'être que des tuyaux à soupe, quelque chose qu'on remplit d'eau et qui pisse beaucoup ". Mais le corps ruiné doit aussi être la preuve d'une déchéance morale : il faut que le détenu vole, trahisse, dénonce, pour que sa chute hors de l'humanité soit totale. La conscience elle-même doit devenir une chair répugnante, l'intériorité doit pourrir comme une peau. L'invisible, alors, rejoint le visible dans une même "vérité".
La définition de l'humanité de l'homme, pour le nazisme, apparaît plus clairement : elle se détermine selon la proximité, plus ou moins grande, avec une image du corps. Il s'agit bien sûr de ce corps sain, viril, emblème de force et de vie dont les films de Leni Riefenstahl et les sculptures d'Arno Breker ont fourni l'idéal exemplaire. A chaque membre de la Volksgemeinschaft est ainsi proposée l'image sublime d'une identité individuelle et collective dont il doit vouloir l'accomplissement : Triomphe de la volonté . L'humanité de l'homme relève d'une identification d'ordre esthétique, mais dont l'effectuation suppose un abandon total à la volonté du Chef. Vouloir l'incarnation de ce corps sublime, c'est vouloir la Volonté unique de celui qui en est le "maître d'œuvre", et à travers laquelle s'exprime la volonté de tous : " C'est la voix du peuple allemand qui parle par sa voix ", affirme Goebbels au sujet du Führer.
Mais ces corps athlétiques, qui cherchent dans l'imitation de la statuaire grecque une légitimité esthétique, ne renvoient à aucun corps réel : ils sont le corps du Mythe, de la Race, l'image d'une identité substantielle arrachée à l'invisible, une identité enfouie dans la masse, que le pouvoir doit mettre au jour en lui donnant forme. Le mot d'ordre nazi d'esthétisation de la politique fait de cette image du corps la forme accomplie de la communauté du peuple. Le discours nazi sur l'art, sur la représentation du corps, porte alors les principes d'une politique que subiront des corps réels : l'esthétique annonce les décisions de l'État parce qu'elle est déjà, elle-même, une décision de l'État.
C'est en tant qu'"artiste", celui que l'organe du N.S.D.A.P. n'hésite pas à placer au niveau de Bach et de Beethoven, qu'Hitler intervient sur la question de l'art au congrès du parti de Nuremberg, en 1935 : " Ce n'est pas la fonction de l'art, déclare-t-il, que de fouiller dans l'ordure pour l'ordure, que de peindre l'homme seulement dans un état de décomposition, que de dessiner des crétins pour symboliser le passage à la maternité et proposer des idiots tout tordus comme représentants de la force virile " . Trois ans plus tard, en 1938, Hitler charge le directeur de sa chancellerie et son médecin personnel de préparer un projet visant à supprimer d'abord les enfants anormaux ou atteints de maladies incurables puis, dans un second temps, les adultes souffrant de handicaps mentaux ou physiques ; projet qui aboutira, entre 1940 et 1941, à la mise à mort par les gaz de 71 088 " existences indignes d'être vécues " .
Lorsque l'esthétique se règle sur la loi du Sang et du Sol, le corps qu'elle prescrit devient lui-même la figure d'une mise à mort, celle du corps "dégénéré", du corps malade et répugnant qui infecte l'art comme la société, et dont les "difformités" se retrouvent aussi bien dans la peinture expressionniste, la musique de Schönberg ou le jazz, que dans la démocratie dont les conflits "décomposent" le corps de la nation. Reproduire, comme l'exige l'esthétique nazie, " des formes aussi parfaites que la structure des membres, la noblesse d'une race pure, une peau saine et fraîche, l'harmonie innée du mouvement " , c'est faire de l'image du corps le tracé d'une identité inentamable, le trait purificateur qui sépare le propre de l'étranger, le Même de l'Autre, et fixe toutes les valeurs positives dans la clôture de cette image. La "Beauté" n'est que le nom de cette purification, de cette constitution d'un corps propre, qui serait à la fois épiphanie de l'origine et de l'avenir de la Race. L'idéal de beauté des Allemands, déclare Hitler en 1937, doit être la santé ; d'elle résultera la noble forme, la forme dégagée des influences du temps, fondée sur le caractère immuable du peuple allemand . La "Beauté" doit être biologisée pour que l'image du corps unisse esthétique et politique : les sculptures d'Arno Breker deviennent alors la justification, au nom de l'"art", de la mise à mort des "dégénérés", porteurs de maladies et autres "vermines" qui incarnent toute la laideur de ceux qui ne sont pas dignes du nom d'homme : " On devient très moches à regarder. C'est notre faute. "

Dans le discours nazi, la laideur n'est pas une détermination secondaire de ceux qui sont exclus de la Volksgemeinschaft, elle qualifie leur être même. La laideur fait coïncider l'apparence et l'essence, elle est vérité offerte au regard. Elle appartient à la nature du "sous-homme", de l'opposant, comme la beauté à celle de l'Aryen, de l'homme par excellence. Le jugement esthétique devient une preuve ontologique c'est-à-dire, en réalité, la confirmation d'une décision du pouvoir. Lorsque "laid" et "beau" ne sont plus que les catégories d'une politique criminelle, l'esthétique n'a plus de domaine propre, elle n'est qu'un exemple de ce " droit des maîtres de donner des noms " dont parle Nietzsche , des noms qui sont ici synonymes de vie ou de mort. C'est l'œuvre du pouvoir que de purifier le corps de la Race de toute laideur, de l'amener à la plénitude de la "noble forme" qui est en lui depuis l'origine : " Tout comme l'art donne forme à des hommes, la politique donne forme à des peuples ", déclare Goebbels en 1937.
Donner une forme à la matière brute du peuple, nous l'avons vu, est un processus d'identification, dans un double sens : il s'agit à la fois de saisir et de représenter l'identité du peuple dans une image, et de proposer cette image comme idéal à accomplir, c'est-à-dire comme but d'une politique. En s'identifiant, en coïncidant avec son essence, le peuple se constitue en sujet absolu, autosuffisant et tout-puissant : la "Beauté" est le nom de cette coïncidence, la rencontre du peuple et de sa forme s'accomplissant en œuvre d'art totale.



" L'acier du peuple "
La "noble forme" qu'évoque Hitler dans son discours de Nuremberg est la promesse d'une telle coïncidence. Elle naît de la "santé", c'est-à-dire d'une définition physiologique du corps (qui se prolonge dans le registre du "spirituel", de l'"âme"). Motif obsédant la rhétorique nazie, la "santé" est en fait tout autre chose qu'un état médicalement déterminé du vivant : l'institution politique d'un corps, sa mise en forme par le pouvoir.
Le corps sain, c'est le corps saisi et façonné par la forme qui lui est propre, c'est-à-dire par son essence. Cette essence est elle-même déterminée comme Race. La Race, " le mystère profond du sang " dont parle l'idéologue nazi Rosenberg dans son Mythe du XXème siècle, est donc une Forme. Elle ne peut s'inscrire comme vérité visible d'un corps que comme telle. L'anthropométrie devient alors la technique policière qui fait communiquer esthétique et politique, une métaphysique de la Forme au service de l'État. La "noble forme", essence visible de la Race où se rassemblent Santé, Beauté et Éternité, est le corps du Mythe, le corps de l'origine retrouvée et refigurée par le pouvoir.
Mais elle est aussi le corps du pouvoir lui-même, se projetant et s'immortalisant dans la complétude d'une image, d'une forme. Le corps vivant du Führer survit éternellement dans les corps pétrifiés d'Arno Breker. L'auto-divinisation du pouvoir, comme emblème de l'humanité supérieure, se fige en matière immobile, seule garantie contre la mort. Car derrière l'invocation permanente du biologique, des lois de la Vie et de la Nature, une fantastique dénégation de la mort hante le discours nazi. La rhétorique de la guerre, de l'héroïsme et du sacrifice, omniprésente, participe elle aussi de cette dénégation. En mourant, le héros nazi ne fait qu'assurer la vie éternelle de la Race, une vie destinée à s'outrepasser pour prendre la consistance de la pierre, de l'acier : " Les sacrifices en êtres humains seront énormes, confie Hitler à Rauschning, mais, en tant que peuple, nous acquerrons la dureté de l'acier. Tout ce qui est mou se détachera de nous. Le noyau ainsi forgé durera éternellement " . C'est au nom de ce Corps à venir, immortel parce que déjà mort, surhumain parce que non humain, que le pouvoir totalitaire se soumet les corps réels des individus : " Ton corps appartient au peuple ", enseigne-t-on aux membres de la Hitlerjugend, devant lesquels Hitler retrouve la métaphore de l'acier : " La jeunesse allemande de l'avenir, déclare-t-il, doit être coriace comme le cuir et dure comme l'acier ". L'essence radicale du peuple, le noyau d'acier qui est au cœur de la "noble forme", ne peut se révéler que dans et par la guerre. Dans l'idéologie nazie, "guerre" et "mise en forme du peuple" sont exactement synonymes, l'Histoire se résolvant dans le réalisme mythique d'une guerre des Races opposant le Juif et l'Aryen. C'est pourquoi l'artiste et le chef d'armée fusionnent dans la figure du Führer, l'esthétisation de la politique culmine dans l'esthétisation de la guerre, comme l'a noté Walter Benjamin .
La militarisation de la Volksgemeinschaft est donc, nécessairement, une condition de sa constitution en œuvre d'art totale. Mais par là même, le Corps de la communauté du peuple apparaît double : organique et mécanique, biologique et technique. En se transformant en une armée de soldats, la Volksgemeinschaft préfigure l'outrepassement du biologique prescrit par son essence raciale ; en se couvrant d'acier, en s'éprouvant au feu des combats, elle annonce son accomplissement surhumain comme matériau indestructible. La "noble forme" est la synthèse du biologique et du métallique, la révélation d'un "nouveau" corps, non soumis au temps et à la mort, tel qu'il se préfigure dans l'épreuve de la guerre : " La guerre est belle, écrit en 1936 Marinetti, le futuriste italien rallié au fascisme, parce qu'elle réalise pour la première fois le rêve d'un homme au corps métallique " .
La Volksgemeinschaft met la modernité technologique au service de son propre mythe, l'industrie et la science au service de la guerre pour la Race. L'acier des usines donne à l'irrationnel la puissance du rationnel, à l'archaïque la force du présent ; il rassemble la nostalgie de l'origine, de l'artisan et de sa forge, et la promesse conquérante du métallurgiste ouvrier de l'avenir. Dans Mein Kampf, Hitler annonce le réarmement de l'Allemagne avec des images préindustrielles : " Forger ce glaive, telle est la tâche de la politique intérieure ; protéger le forgeron et lui trouver des alliés, telle est celle de la politique extérieure ". Et la culture aryenne y est présentée comme " la synthèse de l'esprit grec et de la technologie germanique ", alliance de l'artiste et du forgeron s'accomplissant, avec le IIIème Reich, en production de l'Homme supérieur.
Mais l'acier est aussi ce matériau froid, indestructible et tranchant, né du feu le plus intense : " Le métal, écrit Bachelard, est le rêve du paroxysme du feu ; il est le prix d'un rêve de puissance brutale, le rêve même du feu excessif " . De l'autodafé du 10 mai 1933aux crématoires d'Auschwitz, c'est la même volonté de purifier qui est à l'œuvre : tout ce qui figure la possibilité d'une altérité doit être anéanti par les flammes. Ce feu purificateur se tourne vers les Allemands eux-mêmes. L'essence du peuple, le "noyau d'acier" de l'humanité supérieure naît à la fois de la destruction systématique de l'Autre maléfique, du sacrifice des héros et de l'élimination, au sein de la Volksgemeinschaft, de " tout ce qui est mou " . Chacun doit alors faire sien l'impératif catégorique du pouvoir totalitaire : "devenir dur". La "dureté du vouloir", exaltée par Heidegger dans un de ses discours aux étudiants allemands de 1933 , est la réponse à "l'appel" de l'essence raciale du peuple. Mais cette rhétorique emphatique ne peut masquer l'objectif politique qui la sous-tend : faire naître, en chacun, " la volonté une de donner son existence à l'État " . L'exigence de "s'endurcir" ne se sépare pas de celle d'une obéissance inconditionnelle : cette dernière permet de pallier la réalité d'une sensibilité toujours présente, en la transformant en obstacle à surmonter au nom d'une nécessité supérieure, c'est-à-dire en "courage". C'est en faisant de l'acceptation du crime une victoire de la volonté, de la soumission une responsabilité suprême, que le pouvoir totalitaire réussit à mettre une "éthique" de la maîtrise de soi au service du meurtre de masse. Celui-ci demande, pour s'effectuer, non pas des monstres sadiques, mais des fonctionnaires convaincus de l'importance historique de leur "mission". C'est cette conviction elle-même, cet "idéal", qui amène chacun à vouloir n'être qu'un rouage, minuscule mais indispensable, du grand Corps d'acier de la Volksgemeinschaft, qu'une arme à travers laquelle son Destin s'accomplit. L'ethos de la dureté et de la soumission se résume parfaitement dans ces paroles d'un chant nazi : " Nous ne posons pas de questions, nous sommes le poing du Führer ". Mais le langage de l'idéologie masque la nouveauté du processus totalitaire, qui combine " l'anéantissement des volontés particulières avec le montage d'un immense réseau bureaucratique ", l'exercice de la puissance des chefs " avec le fonctionnement industriel qui s'opère dans l'anonymat " .

( Docteur ès-lettres, A.Parrau a publié des poèmes dans la revue "Po&sie" de Michel Deguy, à Paris, et sa thèse "Ecrire les camps" -collection "Littérature et politique", dirigée par Claude Lefort- Paris, Editions Belin, 1995)