LE CHEMIN DE L’EXIL
- ROMAN SPATIAL
ANGELUS NOVUS
« Il est un tableau de Klee nommé Angelus Novus. Un ange y est représenté qui semble vouloir s’arracher à un spectacle qui le fascine. Il a les yeux écarquillés, la bouche béante, les ailes déployées. Tel doit apparaître l’ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où ne nous apparaît à nous qu’une suite d’événements, il voit, lui, une unique catastrophe, amoncelant inlassablement les décombres et les projetant à ses pieds. Il voudrait un répit pour éveiller les morts, pour rassembler ce qui a été dispersé. Mais du paradis souffle une tempête. Elle s’est engouffrée dans ses ailes si violemment qu’il ne peut plus les refermer. Et sans répit elle le pousse vers cet avenir auquel il tourne le dos tandis que devant lui l’amas de décombres s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête, c’est ce que nous nommons le progrès »
( Walter Benjamin : « Sur le concept d’histoire » in Les Temps modernes n°25 octobre 1947- traduction Pierre Missac)
LE CHEMIN DE L’EXIL
La frontière pyrénéenne et ses paysages de garrigue aux points de vue grandioses ont été les témoins muets de passages et d’exodes humains tout au long des siècles. Le projet proposé vise à célébrer la mémoire de tous ces
anonymes qui constituent, que nous le voulions ou non, la trame de nos sociétés modernes. Il s’adresse à tout individu qui souhaite vivre dans son propre corps le chemin de l’exil, parcouru par des milliers de personnes, traversant la frontière entre l’Espagne et la France, dans un sens ou dans l’autre. Marcher dans les traces de tous ces exilés fuyant la misère, la guerre de Cuba, la guerre civile ou l’horreur nazie. Marcher dans la solitude de ceux qui, délaissant leur univers familier, allaient vers l’inconnu.
Parmi tous les tracés possibles, on prendra comme chemin de référence un élément de celui parcouru par le philosophe juif allemand Walter Benjamin le 25 septembre 1940. Véritable chemin de croix pour celui qui allait mourir le lendemain, dans un hôtel de Port-Bou, la Fonda de Francia, conduit au suicide par la Gestapo voulant le reconduire à la frontière.
CURRICULUM VITAE
Walter Benjamin est né le 15 juillet 1892 à Berlin, fils du négociant Emil Benjamin et de son épouse Pauline Shoenflies. Il fait des études dans un lycée classique à Charlottenburg, interrompues par un séjour de 2 ans dans « l’école nouvelle » d’Haubinda en Thuringe. Il obtient le baccalauréat à Pâques 1912. Il suit des cours dans les universités de Fribourg-en-Brisgau, Berlin, Munich et Berne où il achève ses études en juin 1919 par un doctorat en philosophie. Sa thèse traitait du « Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand »
A Berlin il participe activement au « Mouvement de jeunesse » antibourgeois et publie ses premiers essais au journal du mouvement « Le commencement » Son père l’envoie à Paris en 1913. L’expérience sera inoubliable. La première guerre mondiale, marquée par le suicide de ses amis, le poète Heine et son amie Rika Seligson, est une dure épreuve pour lui. En 1915 il se lie d’amitié avec Gershom Sholem qui va l’initier à la mystique juive. Reconnu physiquement inapte au service en 1914, il est réformé en 1917. Il se marie en avril de la même année avec Dora Pollak. Un fils unique, Stefan, naît de cette union le 11 avril 1918. Il divorcera en 1930.
Son premier ouvrage, une traduction des « Tableaux parisiens » de Baudelaire paraît en Allemagne en 1923. Les travaux suivants sont consacrés essentiellement à la littérature allemande. Son essai « Les affinités électives de Goethe » paraissent en 1925. Suit ensuite « Les origines du drame baroque allemand » (Berlin 1928) En 1927, un éditeur allemand lui propose de traduire Proust. Ce travail lui donne l’occasion de faire des séjours prolongés à Paris entre 1927 et 1933. Il donne un compte rendu régulier de la vie intellectuelle française au « Frankfürter Zeitung » et au « Literarische Welt » De la traduction de Proust, seuls 3 volumes paraissent avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il découvre au cours d’assez longs voyages l’Italie, les Pays Scandinaves, la Russie et l’Espagne.
Il quitte l’Allemagne en mars 1933 et s’installe à Paris où il est accueilli par l’institut de Recherches Sociales de Francfort, transporté à Paris, comme membre permanent. Ses essais paraissent dans la revue de l’Institut « Zeitschrift für Sozialforschung » Les travaux sur « Edouard Fuchs, collectionneur et historien » (1937) ainsi que « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1936) représentent une contribution essentielle à la sociologie des arts plastiques. Ce dernier travail cherche à comprendre certaines formes d’art, en particulier le cinéma, à partir du changement de fonction auquel l’art dans son ensemble est soumis au cours de l’évolution sociale. Il rédige ses derniers essais « Sur le concept d’histoire » pendant l’hiver 39/40. Il en transmet une copie à Pierre Missac qui les fera paraître dans la revue « Les Temps Modernes » en 1947.
A la déclaration de guerre, il est interné au camp de concentration de Vernuche, près de Nevers, pendant 3 mois. (Pour connaître cette époque et les conditions d’internement, la lecture de l’ouvrage d’Arthur Koestler « La lie de la terre » est particulièrement édifiante) Libéré, il cherche à rejoindre les Etats-Unis grâce au visa que lui procure Max Horkheimer, directeur de l’école de Francfort, réfugié à New York. La seule issue possible passe par la frontière avec l’Espagne.
(Walter Benjamin / Ecrits autobiographiques / Bourgois / 1994)
LE JOUR DE LA MORT
« Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever. Je vous prie de transmettre mes pensées à mon ami Adorno et de lui expliquer la situation où je me suis vu placé. Il ne me reste pas assez de temps pour écrire toutes ces lettres que j’eusse voulu écrire »
( Carte postale envoyée à Juliane Favez, secrétaire de l’Ecole de Francfort dont le siège se trouvait alors à Genève, datée du 25 septembre 1940)
Arrivé le 24 septembre 1940 à Banyuls, en provenance de Marseille, Walter Benjamin rejoint Lisa Fittko qui doit lui assurer le passage clandestin vers l’Espagne, pensant de là rejoindre l’Amérique via le Portugal. En compagnie d’Henny Gurland et de son fils Joseph, sous la direction de Lisa, il part en reconnaissance le 24, après avoir écouté les indications données par le maire de Banyuls Vincent Azéma. Il amène avec lui une serviette de cuir contenant son dernier manuscrit auquel il attache une grande importance : « Vous savez, cette serviette est mon bien le plus précieux. Pas question de la perdre. Ce manuscrit doit être sauvé. Il est plus important que ma propre personne. » (Lisa Fittko/ Le chemin des Pyrénées/ Paris, Maren Sell et Cie/ 1985)
A la fin de la reconnaissance, épuisé, il laisse repartir à Banyuls ses compagnons de route, passant la nuit dans un casot situé sur un petit plateau. Ses compagnons le reprennent dès l’aube. Le groupe rejoint Port-Bou en fin de journée, dans des conditions difficiles pour Benjamin qui souffrait d’une affection cardiaque. Lisa les quitte, au sommet de la colline qui surplombe Port-Bou, pour revenir à Banyuls, en leur donnant les dernières consignes : « Allez directement au poste frontière, montrez vos papiers, passeport, visas de transit espagnol et portugais. Dès que vous aurez votre tampon d’entrée, prenez le prochain train pour Lisbonne. » (Ibid)
En dehors de la police officielle, deux membres de la Gestapo opéraient continuellement à Port-Bou ainsi que des membres du Service d’Information des Armées, police parallèle qui collaborait étroitement avec eux. Dès que Benjamin se présente à 8 heures du soir au poste frontière, il est amené sous la surveillance de trois policiers à la Fonda de Francia, où on lui notifie qu’il sera renvoyé en France le lendemain. Après une longue discussion avec la police, les autres membres du groupe le rejoignent à l’hôtel ce 25 septembre à 21 heures. Benjamin ne voulait pas retourner en France. Henny Gurland s’entretient avec lui le 26 à 7 heures du matin. Elle raconte : « Benjamin m’a dit qu’hier au soir, à 10 heures, il avait absorbé une grande quantité de morphine, mais que je devais présenter son état comme une maladie…Puis il a perdu connaissance. J’ai appelé un médecin qui a diagnostiqué une congestion cérébrale… » Walter Benjamin meurt le 26 septembre à 22 heures.
De nombreuses questions restent sans réponse au sujet de cette mort. Pourquoi Benjamin a-t-il voulu faire passer son suicide pour une maladie ? Pourquoi la tombe louée par Henny Gurland au cimetière de Port-Bou n’a jamais porté le nom de Benjamin ? L’enterrement a-t-il vraiment eu lieu ? Que sont devenus les papiers contenus dans sa serviette auxquels il tenait tant ?
Dans une lettre adressée à Max Horkheimer à New York le 30 octobre 1940, le commissaire Antonio Sols énumère les objets personnels de Benjamin : « Une serviette en cuir comme celles qu’utilisent les hommes d’affaires ; une montre d’homme ; une pipe ; 6 photographies ; une radiographie ; une paire de lunettes ; plusieurs lettres ; des journaux et quelques papiers dont on ignore le contenu, ainsi qu’une somme d’argent dont il reste, tous frais déduits, 273 pesetas. Tous ces objets ci-dessus énumérés ont été déposés au tribunal d’instruction de Figueras où ils sont à la disposition des héritiers du défunt. » Cette lettre a-t-elle eu une suite ?
(Narciso Alba/Walter Benjamin et le sentier du petit bossu/Cahiers de l’Université de Perpignan n°14/1993)
ACUPUNCTURE
Le parcours du sentier Walter B. révèle l’existence de zones privilégiées : le plateau où il passa, sur le sol français, sa dernière nuit d’homme libre ; la font del Banà où, dans ce paysage aride, coule un mince filet d’eau; le col de Rumpissa, frontière entre deux univers, ligne de partage entre le versant de la douleur et celui de l’espoir.
Les Chinois appellent Tsing (puits) les points qui sont répartis sur le corps humain en trajets linéaires : méridiens des occidentaux, Kings des Chinois, sur le parcours desquels il est possible, à l’aide d’aiguilles, d’obtenir une action sur l’énergie. Certes, le sentier n’est pas pathogène en lui-même mais il révèle les maladies de nos sociétés passées et présentes.
Sur le plateau, un pylône a pris la place des pins détruits par l’incendie. Quel regard porter sur cette structure métallique ? Support de câbles qui transportent l’énergie électrique ; élément hétérogène qui dénature le paysage. Son éclairage, la nuit tombante, en ferait un symbole de vie et de liberté, trait d’union entre la terre et le ciel.
La source, toute mignonne avec son petit bassin creusé dans le roc, bordé d’herbes sauvages, avec la paroi rocheuse d’où suinte l’eau, est là pour offrir un peu de fraîcheur au voyageur harassé.
Enfin le col de Rumpissa, but ultime de cette randonnée, nécessite un aménagement d’une grande sobriété : lieu de recueillement et de méditation, jardin zen, Ryoan-Ji pyrénéen.
MATERIALISME HISTORIQUE
« Tout vainqueur des temps passés a sa place dans le cortège triomphal qui, guidé par les dominateurs du jour, foule aux pieds ceux qui gisent sur le sol. Comme cela a toujours été le cas, ce cortège charrie le butin. On l’appelle « patrimoine culturel ». Mais l’adepte du matérialisme historique sait prendre à son égard une attitude qui comporte plus de recul. Car ce qu’il aperçoit sous les espèces de ce patrimoine culturel, tout cela en bloc lui révèle une origine qu’il ne peut considérer sans frémir. Cela ne doit pas son existence seulement à l’effort des grands génies qui l’ont façonné, mais à la servitude anonyme de leurs contemporains. Il n’existe pas un témoignage de culture qui n’en soit un, en même temps, de barbarie. Et pas plus que du témoignage lui-même, la barbarie n’est absente du processus qui l’a transmis de l’un à l’autre. Aussi l’adepte du matérialisme historique se détourne-t-il de lui dans la mesure du possible. Il considère que c’est sa tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil »
(Walter BENJAMIN / Sur le concept d’histoire / Les Temps modernes / 1947)
ROMAN SPATIAL 1
Le roman est prisonnier de l’écriture et de ses supports, livres ou écrans de visualisation. Les amours et les souffrances des héros romanesques sont à l’écart de celles des lecteurs lucides. Le romancier doit simplement suggérer une trame que le lecteur/voyageur parcourt avec son propre corps. Il y est confronté à l’histoire, à sa mémoire et à la nature sauvage ou industrielle. J’appelle cette trame roman spatial.
Guy MARCENAC