La Sant Jordi  célèbre la Festa del llibre i de la rosa.

Cette année, elle sera fêté le 27 avril. Nouveauté à Perpignan : des bouquinistes et des stands d’éditeurs et d’écrivains seront installés sur le quai Vauban.

Retour sur la légende, l’idéologie qu’elle véhicule et ses représentations picturales.

 

Saint-Georges et le dragon

dans les peintures catalane et vénitienne

 

 

            Tout le monde connaît la légende : un horrible dragon –tête de serpent, cornes, énormes écailles- semait  la terreur en Catalogne. Un jour, il s’attaqua, par les airs, à Barcelone, mais les flèches des soldats l’empêchèrent d’investir la capitale catalane. Alors, il s’installa dans une caverne et se mit à dévorer toutes les personnes qu’il rencontrait dans les alentours. Tout le monde avait peur de lui ; on décida de tirer au sort le nom de ceux qui iraient affronter le monstre. Ce fut la Princesse du royaume qui fut désignée ! En chemin, elle rencontra un jeune et beau chevalier qui, ému par le sort tragique de la jeune fille, décida d’aller se battre à sa place. C’est ainsi qu’après une lutte acharnée, Jordi arriva, à la fin de la journée, à enfoncer sa lance entre deux écailles du dragon…

            Saint Georges a joui d’une grande popularité au Moyen Age grâce à des récits fabuleux et invraisemblables. La Catalogne poursuit de nos jours la célébration de ce personnage, qui fut réel, et figure toujours au calendrier romain, à la date du 23 avril. Le martyr Georges mourut persécuté, sans doute à la fin du IIIè siècle, sous le règne de Dioclétien, à Diospolis, l’ancienne Lydda, devenue aujourd’hui Lod, où se trouve l’aéroport de Tel-Aviv, en Israël. Venu d’Orient (de Palestine), le culte gagne l’Occident au VIIè siècle. La légende primitive représentait Georges comme un officier qui, après avoir subi des tortures durant sept ans, mourut et ressuscita trois fois avant d’être décapité. La littérature populaire broda autour de la vie de ce chrétien exemplaire qui refusa d’apostasier : elle inventa des épisodes, dont le plus célèbre concerne le combat contre le dragon qui, dans le récit originel, tenait prisonnière une jeune fille.

            L’historique de la Sant Jordi en Catalogne et à Perpignan a été dressé l’année dernière par Raimon Sala-Athaner (1). Célébrée à Valence en 1343, la fête est instituée en Catalogne en 1436 ;à partir de 1880, le catalanisme politique relance le culte ; en Roussillon, c’est la revue Tramontane qui, en 1930, réintroduit El Cavaller de Sant Jordi, et « il faut attendre 1976 pour que fleurisse à Perpignan la fête du saint chevalier. » Si l’architecture religieuse perpignanaise donne à voir des représentations sculptées de saint-Georges, en particulier, sur les chapiteaux du cloître des Dominicains, c’est à Barcelone que le personnage est magnifié ; ainsi, sur le Passeig de Gràcia, le style « moderniste » « Casa Batllo » d’Antonio Gaudi, suggère, grâce à son toit ondulé, en forme d’écailles et surmonté d’une colonne, le dragon légendaire. Dans le domaine de la peinture, c’est l’école gothique catalane qui, au XVè siècle, fait preuve de renouvellement ; les représentants en sont Lluis Borrassà et son esprit d’observation, Jaume Huguet, adaptant le naturalisme flamant à l’esprit catalan et Bernat Martorell, innovant dans le domaine de la représentation de l’espace. Huguet et Martorell sont deux artistes présents au musée du Louvre, avec des tableaux des années 1435, qui représentent la légende et le martyre de Saint-Georges.  L’iconographie sur ce personnage est énorme (2). Il s’agit d’aller à l’essentiel et de s’arrêter sur la toile qui est sans doute la plus belle représentation du jeune cavalier blond sur son cheval noir : St-Georges et le dragon et le Triomphe de st-Georges, par Carpaccio. Les deux toiles de la Scuola de Venise développent un récit bref, beaucoup moins ample que la « bande dessinée » de la Légende de Sainte-Ursule, mais doté du même ton chevaleresque et d’une utilisation encore plus libérée des couleurs. Le dyptique montre, au premier plan, le fabuleux dragon –dont l’étymologie grecque signifiant « regarder », « fixer du regard », convie déjà au voyeurisme angoissé et à la contemplation picturale- et le courageux guerrier, de profil, dressé avec sa lance, et tout obnubilé par son ennemi. Le fond du décor est composé de paysages, d’éléments tout faits, tels des souvenirs de voyages ou des dessins empruntés à d’autres artistes ; ainsi, à gauche, on reconnaît la porte du Caire, ses deux tours et son pont-levis ; la partie droite est occupée par la princesse, qui assiste au terrible duel et par le cheval qui confère au tableau sa vie et son rythme. L’expressionnisme de Carpaccio s’attache aux aspects macabres du récit : les tronçons de corps des victimes du monstre jonchent le sol parmi des serpents. L’évocation de la scène tragique est accentuée par le travail sur les couleurs : le ciel sombre, les tonalités changeantes du dragon-caméléon, les dégradés de verts courant sur le corps des reptiles et des crapauds gluants : tous ces tons denses et variés suggèrent le Saint-Georges de Cosme Tura, dans le retable de Ferrare. La deuxième partie du diptyque, le Triomphe de St-Georges, est le retour à l’apaisement : la composition géométrique enferme les dignitaires et la famille royale ; au centre de la toile et de la place des triomphes, les deux protagonistes sont encore là, mais la situation a évolué : c’est la mise à mort du monstre, le preux chevalier est à pied, tel le torero qui va donner le coup de grâce au taureau, dans le théâtre d’une arène noyée de lumière et de soleil ocre ; Picasso, pour ses dessins tauromachiques et son personnage du Minotaure, se souviendra sans doute de Carpaccio. Celui-ci situe la scène au Moyen-Orient, mais le spectateur du Midi a l’impression d’être en Espagne. Cependant, le contexte n’est rien, c’est la peinture et l’art de réactualiser le mythe, qui sont essentiels : Mithra ou corrida, c’est toujours la lutte entre le bien et le mal, entre le jour et la nuit, entre l’éternité de Satan et la condition éphémère de l’homme.

            La légende de Saint-Georges véhicule ce mythe, mais aussi des « valeurs » plus ambiguës : cette lutte manichéenne, issu du récit babylonien racontant le combat entre le Créateur et le grand monstre marin, ainsi que de l’Apocalypse de Jean, où le dragon désigne Satan, ennemi du Messie et de ses saints, c’est aussi la croisade chrétienne contre l’ennemi « impie », la réaction épidermique de l’Occidental face à l’Autre, à l’Etranger, qui risque de l’envahir, c’est la célébration virile et militariste des chevaliers de l’ordre royal ou pontifical ; cela peut être, aujourd’hui, les « tempêtes du désert » ou autres expéditions guerrières, menées par le gendarme du monde contre l’islam, avec le prétexte de vouloir éradiquer un terrorisme barbare, qu’on a longtemps entretenu !

            La Sant Jordi cache bien des non-dits et des aspects d’une idéologie réactionnaire. Cependant, à ce « catalanisme » passéiste, au pire conservateur, au mieux folklorique, de nos jours, nous préférerons les versants festifs, poétiques et intellectuels. Au dragon moderne, au mal contemporain, le peuple catalan de la Sant Jordi opposera  le livre et la rose,  l’intelligence et l’amour…

                                                                                                                        Jean-Pierre Bonnel

 

(1)Sant Jordi a Perpinyà- version française par Miquela Valls- Régie de la Culture catalane- Perpignan - 2001-

(2)Didi-Hunermann- St-Georges et le dragon – Edition Adam Biro-

 

Tableaux : *  Légende de Saint-Georges, par Bernat Martorell (1427/1452) – Le Louvre –

* Martyre de Saint-Georges, par Jaume Huguet (1412/1492) – Le Louvre- Paris -

* Saint-Georges et le dragon, par Carpaccio (détails) -vers 1507–Venise, Scuola Degli Schiavoni –

* St-Georges et le dragon, par Gustave Moreau (copie de Carpaccio) – Musée G.Moreau – Paris -