ARCHITECTURE et PHILOSOPHIE
L ' ESCORIAL
LE
DISCOURS SUR LA FIGURE CUBIQUE
De JUAN DE HERRERA, par
Patrick
GIFREU
Juan
de Herrera est l'architecte et le mathématicien qui, à la mort de Juan
Bautista de Toledo, poursuivit la construction du palais de San Lorenzo del
Escorial, près de Madrid, somme architectonique incomparable. Il put imprimer
ainsi à l'édifice, d'une manière globale, mais aussi dans ses moindres détails,
sa conception du monde. Conception particulière au point que René Taylor n'a
pas hésité à écrire que Herrera était "un mage, un homme profondément
versé dans l'hermétisme et dans les sciences occultes." (1)
Signalons
au passage que cet architecte, sorte de Surintendant des Bâtiments de Philippe
II, conçut, entre autres, la Loge des Marchands de Séville et la cathédrale
de Valladolid, sanctuaire de la Contre-Réforme. Tous les projets qu'il dessina
sont savants et subtils, reposant sur une parfaite connaissance des proportions
et ses plans sont un exemple achevé d'architecture fondée sur l'emploi du
module ou diviseur commun entre les dimensions. Ils s'inscrivent dans la révolution
stylistique opérée dans l'état espagnol par l'exigeante volonté de Philippe
II et, plus largement, dans le contexte européen du classicisme.
Parmi
les nombreux documents d'époque, un traité écrit par Juan de Herrera, et
quelque peu oublié jusqu'à aujourd'hui, intitulé Discours sur la figure
cubique, peut nous éclairer sur l'esprit qui a guidé l'architecte et
qui a présidé à la construction de l'Escorial.
Herrera
y rapproche les notions de la mathématique d'Euclide de son interprétation de
l'Art combinatoire de Raymond Lulle. Car Philippe II et Juan de Herrera furent
de grands admirateurs du bienheureux catalan. Faut-il rappeler ici l'influence
considérable, insoupçonnée, bien que toujours attestée et revendiquée, que
Lulle exerça en Europe, pendant des siècles, sur des personnages comme Lefèvre
d'Etaples, Pic de la Mirandole, Cornelius Agrippa, Giordano Bruno, Leibnitz,
etc., sans parler des traités alchimistes qui lui ont été attribués. Mais il
est néanmoins curieux, voire étonnant, de trouver son influence dans la
conception du temple de la Contre-Réforme, ce monastère-palais-nécropole,
d'un sévère style classique, dans une Castille rigoriste, en pleine expansion
belliqueuse, chassant le morisque à l'intérieur et le réformé à l'extérieur.
Mais
on sait à présent que, sous l'orthodoxie de la monarchie castillane et sa
politique religieuse agressive, se cache l'influence discrète et souterraine de
l'hermétisme. Philippe II collectionnait les œuvres hermétiques et Taylor a
montré une similitude remarquable entre les préoccupations
magico-architecturales de Herrera et celles de John Dee, l'astrologue d'Elisabeth,
ami et guide de Bruno durant son séjour à Londres.
Taylor
écrit: "Tous deux, Dee et Herrera, furent mathématiciens, mais, à
leur intérêt pour les mathématiques rationnelles, s'ajoutait leur passion
pour la mathésis ou mathématiques mystiques (…) L'un et l'autre furent des
adeptes de Lulle (…) et s'intéressèrent à l'hermétisme, à l'astrologie et
à la Kabbale". Taylor ajoute que Philippe II avait même connu
personnellement le mage anglais, qui avait fait son horoscope.
II. Le cube
Dès
la première page de son traité, Juan de Herrera place le cube au centre de son
étude et en précise les contours dans un style apprêté: " Je dois
savoir gré au docteur Dimas d'avoir dit que c'est grâce à moi qu'il est
parvenu à pénétrer l'admirable Art lullien. Je souffre néanmoins du manque
d'études et je serais mal placé pour ouvrir les portes d'une doctrine et d'une
méthodologie du savoir si hautes et si peu connues. Mais le Seigneur, qui possède
la sagesse en sa plénitude, ouvre parfois l'entendement de ceux qui savent peu,
et leur fait dire des choses qui, bien ruminées et ingérées, et non pas
survolées comme c'est si souvent le cas, se trouvent en eux. Eu égard aux
grands et hauts mystères et secrets difficiles à percer, elles peuvent paraître
bien insuffisantes, mais cela n'est dû qu'un manque de compréhension de celui
qui les a découvertes. Parmi ces choses, je place la figure cubique, racine et
fondement de l'Art lullien. Aussi peut-on se permettre d'en dire quelque chose,
ainsi que de tous les autres arts naturels subordonnés à lui. En effet, à
l'image de la figure cubique qui a une plénitude dans toutes ses dimensions
naturellement égales, nous devons considérer, en toute chose qui a un être
dont nous pouvons traiter, la plénitude de cet être et de son œuvre. Par conséquent,
nous devons la considérer avec son œuvre naturelle et la plénitude qui
convient à celui-ci car, s'il venait à lui manquer quelque élément
indispensable à ladite plénitude, on pourrait affirmer qu'en elle il y aurait
vacuité d'être et d'œuvre. C'est ce que l'on peut affirmer du corps cubique,
si l'une des trois dimensions venait à lui faire défaut, longueur, largeur et
profondeur dans leur égalité. Sans elles, un corps ne saurait avoir un être
de figure cubique. Ainsi la chose parfaite ne pourrait être sans son être ni
son œuvre. Mais, revenant à ce que votre grâce me demande à propos des corps
des corps cubiques, je ferai de mon mieux pour vous en dire ce que j'en ai
compris et pénétré, lui appliquant la déclaration dudit Art lullien, la pénétration
des trois corrélats que Raymond Lulle y traite, en tous les principes et les
sujets qu'il met dans l'alphabet de son Art."
C'est
après une longue méditation et grâce à l'aide cubique que Juan Herrera voit
un résumé de l'Art de Lulle en la figure du cube, corps parfait dont la plénitude
de l'être et de l'œuvre inclut les trois dimensions. L'Art est donc mis en
relation avec le repos, fin d'un processus arrivé à la perfection. Ce qui,
soit dit en passant, est le sens du mot hébreu "Shalom",
tandis que "Jérusalem" signifie "fondation de paix".
Aussi trouvons-nous dans la vision de saint Jean de la Jérusalem céleste
(Ap.XXI-16): "La ville est un carré; sa longueur est égale à sa
largeur. Il mesura la ville avec le roseau: douze mille stades. Sa longueur est
égale à sa largeur. Il mesura la ville avec le roseau: douze mille stades. Sa
longueur, sa largeur et sa hauteur sont égales". Et saint Paul
(Eph.III) écrit: "Soyez enracinés dans l'amour et fondés sur lui,
afin de pouvoir comprendre avec tous les saints, ce qu'est la largeur, la
longueur et la profondeur, et connaître l'amour du Christ, qui surpasse toute
connaissance. Ainsi serez- vous remplis de toute la plénitude de Dieu."
La
lecture du texte de Herrera, et ce bref recours aux Ecritures, nous permettent déjà
d'affirmer que, pour notre auteur, la Figure Cubique est l'archétype de tout être
et de toute œuvre. Toute opération cognitive relève d'une voie qui, à
l'image de l'Art divin, reposera en sa pleine construction.
III. La combinatoire
Dans
la première partie du traité, Herrera étudie les postulats d'Euclide sur les
nombres cubiques: "Lorsque trois nombres se multiplient entre eux, ils
produisent un autre nombre, un produit appelé " nombre solide", dont
les côtés sont les trois nombres qui se multiplient entre eux." Et il
poursuit: "Dans cette définition, Euclide nous montre déjà la dimension
trine des corps en disant que les nombres solides y sont contenus par la
multiplication trine et continue de leurs trois côtés."
C'est
à partir de la dimension trine des corps solides que Herrera bâtit son système
de connaissance de la réalité en empruntant et en adaptant la méthode
lulienne. En résumant fortement son propos, on arrive à la formulation
suivante: toute figure solide est le produit de la relation entre un élément
actif, agent, et un élément passif, agible, et entre eux se
trouve un troisième, produit par leur interrelation, appelé agere, qui
jouit de leurs qualités. Ainsi, dans le cube, la ligne du côté est active et
agente, elle agit sur elle-même, se multiplie, engendre la surface. La surface
engendrée est passive et agible par rapport à la ligne qui l'a engendrée,
mais elle agit comme agent par rapport à la troisième dimension, c'est-à-dire
le cube, conclusion de l'œuvre, passif et agible par rapport à la surface.
Ce
triple rapport correspond aux concepts énoncés par Raymond Lulle, dans son Arbor
Scientiae, avec les noms de Tivum, Bile et Are. Le premier correspond à
la ligne, le second à la surface du cube même en lequel il y a plénitude et
accomplissement de toutes les plénitudes, sans faute ni excédent, et totalité
de mixtions et de perfections."
Et
plus loin: "On infère de cette doctrine que l'on doit toujours considérer
un triangle de plénitude dans l'être et l'œuvre de nature, et en toutes
choses, comme on vient de la faire pour le cube, en donnant l'un qui est agent,
l'autre qui est agible et le troisième qui est à la fois agent et agible. Car
le Trivum est actif, l'Are neutre passif, et le Bile passif et actif, sans la plénitude
duquel il y aurait vacuité dans l'œuvre de nature. Et ainsi avons-nous prouvé
le plus brièvement possible dans la figure cubique solide comment les trois
corrélats intrinsèques de Raymond Lulle sont nécessaires, et comment si l'un
d'eux vient à manquer, l'être d'un tel cube devient impossible. Car, l'agent,
l'agible ou l'agere, venant à faire défaut, les choses manqueraient d'œuvre
naturelle et apparaîtrait l'oisiveté intrinsèque et extrinsèque; et avec
elle, la vacuité en nature d'être et d'œuvre, d'essence et de relation, et la
plénitude des dimensions serait impossible. Nous avons décrit le cube ainsi en
la qualité discrète et en la quantité continue et dorénavant, nous
essayerons de prouver comment le cube se trouve en toutes choses, dans le
naturel en tant que naturel, dans le moral en tant que moral, ou dans le naturel
et moral en tant que naturel et moral. Il se trouve aussi en chacun des 9
principes absolus et relatifs de Raymond Lulle et en tout autre principe qui
pourrait se présenter. Bien compris et pénétré comme il se doit, on
apercevra les grandes les grandes merveilles que recèle l'Art lullien, si estimé
des uns et si détesté des autres, par ignorance."
Herrera
puise ainsi dans l'Art de Lulle les éléments nécessaires à son système théorique,
en ayant toujours en vue une fin tout opérative. Il n'y a pas lieu d'insister,
croyons-nous, sur ce ternaire que propose Herrera, dont naît l'union des extrêmes
grâce à un moyen terme qui les unit et jouit de leurs qualités. Ternaire de
base pour un magistère qui requiert conjonction et mutation jusqu'à la plénitude
de l'être et de l'œuvre, et dont l'autre nom est Jérusalem Céleste.
IV. Les quatre éléments
Poursuivant
la lecture du livre de Herrera, on pénètre peu à peu les arcanes qui ont présidé
à l'achèvement de l'Escorial en tant qu'œuvre architecturale inspirée.
Auparavant, l'auteur étudie
comment le ternaire agit sur les quatre principes de la nature, les quatre éléments.
"La
nature possède les quatre éléments en soi pour en faire des individus élémentés.
Donc elle ne peut être parfaitement élémentée si elle ne recèle pas ces
quatre bontés, grandeurs, durées et autres principes, oeuvrant cubiquement
tous avec tous en un." L'usage du système lullien permet les
combinaisons des éléments moyennant lesquels se développent les composantes
du cube, son image en trois dimensions. "Le cube naturel élémental se
compose des opérations des quatre éléments entre eux, particulière ou
superficielle mixtion, puis résultant de cela, l'universelle mixtion, laquelle,
une fois accomplie, élargit la plénitude cubique de mixtions et de
relations." On passe ainsi de l'élémental à l'universel créé, au
sein duquel la figure cubique trouve sa parfaite manifestation d'harmonie,
proportions et communications, l'univers étant fabrique du Grand Artiste (Sumo
Artifice), en lequel il ne put y avoir excès ni défaut."
Ainsi,
poursuit Herrera, chaque élément, principe naturel, possède quelque qualité
propre qu'il échange avec les autres semblables afin que, grâce à tous, se réalise
le but de la nature. "Le feu effectue sa première mixtion vers sa plus
grande amie, la terre, à qui il demande le prêt de la qualité appropriée, la
sécheresse. Comme le but est de se fortifier, après la terre, est requise
l'amie de celle-ci, l'eau, bien qu'ennemie du feu, pour le moins, à laquelle il
s'unit enfin, pour grandir encore, mû par un insatiable appétit. Pour se
fortifier davantage, l'air étant ami mineur du feu et de l'eau, il procure la
communication de tous. Le feu, par lui-même ardent, cherche à avoir la sécheresse
de la terre, la froideur de l'eau et l'humidité de l'air pour arriver à être
élémenté. Chacun donne ainsi ses qualités aux autres éléments car, par son
don, il les invite à donner aussi. Il n'y a ni ingratitude ni avarice dans la
Nature, c'est pourquoi tous échangent leurs qualités et natures dans la réciprocité,
et cela, avec une telle harmonie que, amis et ennemis, se conservent dans leur
être sans que les uns détruisent ni défassent tout à fait les autres, ce qui
est nécessaire à l'existence des générations et des corruptions. "
Patrick GIFREU
--------
Les
illustrations sont extraites de L'Architecture espagnole, M. Marcel
Durliat - Privat-Didier éditeurs - Toulouse - 1966 -
----------
(1)
Voir René Taylor : Architecture and Magic : Considerations on the
idea of the Escorial, Essays in the History of Architecture, presented to
Rudolf Wittkower, Londres, 1967.
(2)
Voir R.Arola et Lluïsa Vert, Revue La Puerta, Barcelone, 1990.
(3)
Voir El discurso de la figura cùbica, dernière édition en date,
Simons y Godoy, Ed.Nacional, Madrid, 1976.