Catherine la muse et
Jacques le poète
Quand nous l’avons rencontré, au mois de juin 2000, au pied du
Castillet, à la terrasse du café des vieux Catalans, nous ne pensions pas que
Jacques Henric préméditait un livre sur des photos de nus, jumelé à celui de
sa compagne Catherine Millet, et que son livre Légendes (1) créerait,
un an plus tard, l’événement, ferait l’actualité du livre, un succès éditorial
et médiatique énorme ! Il était venu sans sa femme, mais, tout en
parlant, il se rappelait sans doute le moment agréable qu’il avait passé ici :
« Assieds-toi sur la banquette en moleskine du Café de la
Poste, la jupe à hauteur du sexe. Encore un petit effort, à peine un centimètre
et la culotte, ou l’absence de culotte. » (2)
Nous parlâmes
sérieusement de ses livres, de Tel Quel, du milieu littéraire parisien,
et de frontières, d’un projet de revue, de lieux de d’artistes d’ici…
Il nous autorisait à publier des extraits de son roman consacré à la
Catalogne, dans lequel il parle de Port-Bou, de Walter Benjamin, de Picasso à
Collioure, de Dina Vierny et de Maillol…(3) Il allait nous procurer un texte
de Sollers sur le sculpteur de Banyuls, un autre de Philippe Muray, sur Soutine.
Il le fit, très vite, par lettre, l’aimable, sympathique et modeste J.Henric :
à se contenter de l’écouter, on le prendrait pour un homme commun ;
l’incurieux devrait se diriger vers ses écrits pour peser l’intensité de
provocation –mêlée à l’érudition et au travail d’écriture- qu’ils
renferment ; il n’y a guère que son éternelle veste en cuir noir de
motard anarchiste pour suggérer que cet homme n’est pas aussi lisse et gentil
qu’il veut bien le montrer…
Il aurait pu nous dire que « la bitation des femmes », c’était
fleur bleue par rapport aux photos de C. Millet, prises -femme et images- dans
des lieux publics comme une gare, un cimetière…Ces « légendes »,
au sens latin de « ce qui doit être lu », semble inviter tout de même
le lecteur du côté de la fiction, du « mensonge » ; mais non,
il ne s’agit même pas de « mentir-vrai », pas de frontière
flottante entre l’imaginaire et la réalité : à Bouillon de cul,
l’émission de Bernard Pinot, brave Bouddha toujours prêt à s’égriller
quand on cause de la pination des femmes, le couple a insisté pour affirmer que
tout ce qu’il venait de publier, c’était bien vrai : « Tout est
absolument exact ! » Si cette Vie sexuelle de Catherine Millet (4),
c’est bien réel, alors c’est un témoignage, c’est la vie, il faut le
lire ; et ces Légendes, ce sont des photos, donc c’est
authentique, il faut les voir ! Ces histoires, racontées froidement et
sereinement, par ce couple d’amoureux sincères, qui ont une double, voire une
triple vie, paraissent alors extravagantes, scandaleuses : le réel est
plus extraordinaire que la fiction ! (5)
En effet, C.Millet, directrice de la revue Art Press,
auteur de livres importants sur l’art contemporain, s’expose, con, expose
son con, cette « origine du monde » courbettienne, racontée naguère
par son complice (6). La « putain de l’art contemporain » (7) se
raconte en mots, tandis que J.Henric la montre en photos : ainsi se
confirme le célèbre slogan de « Paris-Match », ainsi s’affirme
la réalité des mots. Belle stratégie commerciale que ce jumelage éditorial,
que ces participations à deux voix, à deux corps, à d’innombrables émissions
plus ou moins cultu. C’est la publication conjointe de deux points de vue différents
sur le phénomène sexuel ; d’un côté , le livre « sadien »
de C. Millet, recensant sèchement, objectivement, sa participation active à de
multiples partouzes : un lecteur pressé pensera qu’il s’agit là de la
prostitution d’une femme du monde; d’un autre côté, le livre
rétinien et « esthétique » de J. Henric, livrant une vision
sage et érotique de sa dame, paradoxalement toujours seule, ici, à
l’exception de la situation « à la motarde » de la page 173…
Chez Catherine, c’est la multitude des partenaires, le lieu privé, la nuit
des arrière-salles des maisons de rendez-vous. Chez Jacques, c’est le couple
de l’état civil réuni dans l’acte créateur (le modèle et l’artiste
photographe) débouchant le plus souvent dans l’acte sexuel (8) –mais ceci
n’est pas montré- ; c’est le
lieu public ; c’est le plein soleil de la Catalogne, des Corbières aux
Pyrénées ; souvent, aussi, des lieux en marge, de mort et de rebut :
carrières, casses automobiles, décharges -aux connotations si sexuelles !-,
et cimetières où l’on recherche sans doute la « petite mort »…Lieux
laids, en outre -car la quête de la beauté n’est plus de mise dans l’art
moderne, et c’est même, désormais, une démarche réactionnaire-, où la
chair semble triste, à en juger par le visage impassible et sans plaisir de
Catherine, qui « tire une tronche d’enterrement » (8) Alors, en vérité,
qui tire, qui tronche ? Qui triche, qui mensonge.. ?
Le public, aguiché, a été trompé, et c’est tant pis pour lui :
les imbéciles voyeurs de cochonnes et frotte-stories en sont pour leur frais,
ils ont été fourvoyés. S’attendaient à des situations scabreuses, n’ont
que des love-machines, des robots à baiser, les mille et un ennuis des gestes répétitifs
dépourvus de sentimentalité; en vérité, C. Millet sépare sexe et sentiment,
sensuel et cérébral, érotisme et morale. Veut crier au scandale, le lecteur,
afin de juger, de moraliser en rond ; or, ces valeurs axiologiques n’ont
pas lieu d’être, pas de transgression ni d’interdit, ici ; on est
plongé dans un monde en marge du monde et de ses ordres juridiques, religieux
ou politiques ; il s’agit d’un monde à la fois réel et utopique :
la partouze est la communauté la plus démocratique et anonyme qui soit puisque
titres, signes extérieurs de richesse et attributs vestimentaires sont abandonnés
pour offrir des corps égaux et nus à la caresse ou à la maladresse d’autrui :
Sainte Catherine fait sienne cette parole christique « fais don de ton
corps afin de racheter toute la méchanceté des hommes » ; elle
ouvre son corps puisque tous se donnent aux autres. Cette société secrète préfigure
bien l’utopie de la société du nouveau millénaire à inventer. C. Millet ne
choque pas; certes, elle recherche son propre plaisir, aussi, mais elle fait
souvent preuve de courage, risquant de mettre en actes et en mots ses plus
violents fantasmes; elle vit, avec J. Henric, la littérature que tous deux défendent,
depuis plusieurs décennies, de Tel Quel à L’Infini,
c’est-à-dire les œuvres de Laclos, Sade, Bataille, Joyce, Artaud, Genet,
Guyotat…C. Millet écrit une littérature matérielle, ou matérialiste :
elle agit, elle s’efface, gomme sa personne, sa subjectivité.
Le
sexe est montré, exhibé, claironné, dans un premier degré, mais, en fait,
pour eux deux -et beaucoup
d’autres, espérons-le !- le sexe, c’est la vie, c’est l’énergie créatrice :
« Pour nous, l’art, la littérature et le sexe, c’est la même chose. »
C. et J. ne célèbrent pas le sexe mercantile et la société du spectacle et
de la consommation. Le sexe est révélé, mais il n’est pas l’essentiel, à
l’opposé des livres ou des films pornographiques ; il n’est pas la
vraie intimité ; l’intimité authentique, celle de l’amour, n’est
jamais dite par les deux auteurs : c’est leur jardin secret, et le
lecteur, le spectateur et l’éternel voyeur n’y entreront jamais.
Ils
ont concocté deux livres qui abusent ces productions médiatiques, éditoriales
et spectaculaires, qui ne cessent de nous abuser.
D’une
part, Catherine Henric produit un livre cochon, puisque la littérature veut des
truismes, et le public désire une motivation susceptible de lui procurer
un -bien pauvre- plaisir masturbatoire.
D’autre part, Jacques Millet fabrique une sorte le journal
intime, dans lequel il sécurise le lecteur en répétant que Catherine est son
modèle, sa muse, son inspiratrice : « Trouver dans le réel
quelqu’un qui alimente mon écriture, c’est important. », déclare-t-il.
Il perpétue cette idée baudelairienne de l’histoire littéraire et
artistique : l’homme est écartelé entre deux aspirations ; aimer
la femme-corps, la putain, ou la femme-esprit, l’intellectuelle. Il célèbre
celle qui a su réconcilier ces deux tentations. Catherine est à la fois muse
et putain. A la fois Madeleine et Marie. Marie-Madeleine. Les personnages de
romans et les modèles des
beaux-arts sont des putains, ou ils le deviennent sous l’emprise dominatrice
de l’artiste, comme l’a montré le film La belle noiseuse, dans
lequel le peintre exploite le corps et l’âme de sa belle esclave ; une
fois ces richesses épuisées, taries, le créateur va chercher un autre produit
jetable : et c’est pourquoi Picasso le cannibale, le Minotaure, eut tant
de maîtresses et d’épouses. Et c’est pourquoi on dit que l’artiste
« croque » son modèle. Et c’est
pourquoi Matisse écrivait : « Après la séance de pose,
je b… le modèle ! ». Et c’est pourquoi Bernard Dufour –qui
prêta ses mains à M.Picoli, dans le film de Jacques Rivette- exposa les
« tirages » de ses ébats avec ses modèles, photos
obtenues par le déclencheur de son Leica. ( 9)
C.
et J. se seraient partagé les rôles; J. a le « bon », puisqu’il
médite sur l’art, la photo, la littérature, et adopte, pour parler du sexe,
une écriture distanciée. Il observe son modèle, en pleine action, dans
l’univers du sexe. Face à une pratique, à laquelle il prétend ne pas
participer, J. Henric nous offre une théorie de l’art et de la sexualité :
de la vie, en somme : toute une sagesse.
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(1) Légendes de Catherine Millet, récit – Denoël – avril 2001 –
(2) Légendes…p.57 –
(3) L’habitation des femmes – roman – Le Seuil – janvier 1998 –
(4) Le Seuil – avril 2001 –
(5) Rappelons que la direction de M6 a qualifié son émission fétiche Loft story de « fiction réelle ».
(6) Adorations perpétuelles –roman- Le Seuil – 1994 –
(7) Article de Daniel Bougnoux, publié dans Le Monde du 30 mai 2001 –
(8) Pierre Bottura - Chronic’art, sur le web – 22 avril 2001 –
(9) Mes modèles, femmes-nues-à-l’atelier – Editions de La Musardine -