FRANGE D'OMBRE
Nouvelle de Françoise RENAUD
Un moment très furtif où son regard à
lui se faufile vers elle. Elle ne remarque rien, ne sent rien. Elle ne sent pas
les minuscules pulsations et la rumeur du monde autour de sa personne. Elle est
préoccupée par sa tournure, par la tasse posée devant elle.
Voilà qu'elle hoche la tête en même
temps qu'un sourire se met en travers de sa mine. Lui trouve agréable de la
regarder.
Elle est belle n'est-ce pas ? Du moins en
cet instant et dans cette attitude.
La chevelure est un peu dérangée,
douillette comme de la plume. Et puis fournie. Tellement fournie qu'elle couve
le blanc de la figure, affale ses remous sur les épaulettes de la veste. L'une
des joues s'abandonne dans le creux des doigts repliés. C'est une joue molle,
juste ce qu'il faut, un coussin pâle criblé de tavelles.
Lui remarque que les doigts s'enfoncent
au plus gras de la chair à cause du poids du crâne, qu'une coloration de sang
chaud subsiste après que la tête se soit replacée dans sa position d'origine.
à savoir hissée dans le droit fil du cou. C'est vrai qu'elle est belle.
Cette bouche charnue, ces yeux qui
suintent comme ceux des pouliches. Forcément il y a quelques rides du côté
des tempes bien qu'elle soit jeune, des lignes où se camouflent des désirs,
des petites soifs inassouvies. Puis creusent. Et ruinent l'air de rien le film ténu
de la peau ombrée de cheveux blonds. Toutefois les taches rousses saupoudrées
au hasard du nez lui confèrent une allure de fillette, de poupée mignonne.
Si mignonne.
De nouveau elle a blotti la joue et une
part du menton au creux de la paume. Juste après, les doigts se déplient et
poursuivent le bleu des veinules en direction du front. Entreprennent de le
masser comme si un mal venait, un flot d'idées néfastes qui bougent et se déforment
comme des algues dans l'eau. Parfois il s'élabore de ces folies en elle dont
elle ignore la provenance. Elle sait seulement que sa main apaise là où ça se
soulève, remet de l'ordre en elle.
Elle s'est décidée à boire.
Elle porte donc la tasse à hauteur de visage, les coudes bien plantés
dans la table. Lui la regarde plus franchement comme s'il avait davantage
confiance en lui depuis qu'elle boit. Lui paraît-elle moins orgueilleuse tandis
qu'elle exécute un geste aussi banal ou simplement a-t-il moins peur qu'elle le
remarque depuis qu'elle est occupée?
Le
café est brûlant.
Elle doit souffler pour repousser la crème, aspire ensuite le liquide
chaud à petites goulées en avançant les lèvres. La bouche fait un ourlet
par-dessus la faïence. Quand elle repose la tasse au milieu de la soucoupe, le
torse se dégage du bord de la table de sorte que les bras s'étirent vers
l'arrière. Au cours du mouvement, les reins se cambrent et la poitrine saillit
sous la veste. Alors se révèle une sorte de creux entre les genoux dans le
lainage de la jupe. Un nid de soie, un nid d'herbes.
C'est un détail que lui soupçonne, un tout petit creux qu'il aurait pu
adorer s'il avait été plus intime avec elle. Mais elle ne cultive aucune idée
de lui puisqu'elle ne le voit pas. A plutôt tendance à lui tourner le dos.
C'est dans l'instant où elle repousse la manche pour consulter sa montre
que l'idée lui vient.
Quelqu'un va venir
Oui, quelqu'un va venir la rejoindre dans cet endroit public. Un homme.
Il ôtera son manteau d'hiver, prendra place sur la banquette en moleskine.
Presque à la toucher. Ensuite il rira avec elle, lui touchera les mains, lui
prodiguera des mots idiots. Sous leur caresse elle se tortillera comme un pigeon
repu, fera pression sur son épaule de garçon. Elle répétera la même espèce
de mots idiots. Dans le désordre.
Comme
tu es belle
Et
toi comme tu es rassurant
Nous
sommes si jeunes tous les deux
Cette
vie devant nous
Nous sommes si beaux, même à l'heure du
réveil dans la lumière maussade de l'aube, que rien ni personne ne peut nous déranger.
Ils se plairont ensemble, voilà tout.
Ils s'aventureront plus loin dans l'étreinte, s'appuieront l'un contre l'autre,
ne verront pas le jour diminuer. Un contentement offensant pour lui qui la
regarde. Presque répugnant tellement ils seront vautrés l'un sur l'autre.
Insoutenable
Brusquement ça se propage en lui comme
une épouvante. Brusquement il perçoit les gesticulations et les ricanements de
ces gens réunis autour des tables, turbulences qu'il ne percevait pas tout à
l'heure. Rien que des moineaux. Agaçants et querelleurs. Quelquefois un rire
clair de fille illumine la salle à la façon d'un cône de soleil frappant le
paysage. Et puis les moineaux se remettent à pépier de plus belle. Le rire est
englouti dans leur tapage jusqu'au dernier éclat.
A présent elle a fini de boire.
La bouche humide est gonflée de chaud.
L'émail des yeux paraît plus sombre. Elle est seule.
On dirait qu'elle s'ennuie.
Pendant un maigre instant, lui songe que
le joli visage va se tourner de son côté et lui délivrer un sourire un
sourire malgré le chahut. Un sourire sans compassion, une ébauche de
reconnaissance toute simple. Après tout puisqu'elle s'ennuie. Autant sourire
plutôt que regarder sa montre, gémir, dépérir dans l'attente de quelqu'un
qui a du retard, qui peut-être ne viendra plus.
Car il es est sûr maintenant, elle ne
sait pas quoi faire de ses mains tellement elle est énervée.
A tour de rôle il les voit naviguer
depuis le creux de la jupe jusqu'à la surface de la table, fourrager dans le
sac, explorer l'espace de la nuque pour aller caresser le crâne. D'un même élan
elles rejettent parfois les cheveux vers l'arrière. Pour un peu elles
donneraient des coups de griffes.
C'est parce que le temps pèse sur les épaules
de cette fille, le temps qui passe sans que rien n'arrive. C'est parce qu'elle
souffre.
En tout cas lui choisit de le penser. Il
voit cette chose travailler à l'intérieur du corps désirable. Ces yeux si
doux tout à l'heure, à présent opaques et agacés. Ce teint gâté à cause
de la fumée des cigarettes. Cette lèvre retroussée de dépit. La voilà énervée,
déçue, troublée. Et s'il se réjouit de ce désarroi, c'est parce qu'il se
sent plus proche d'elle, même si rien n'a changé.
Elle est toujours attablée face à la
double porte vitrée du café- restaurant. Lui se tient immobile dans un coin
d'ombre.
Le genre de situation qu'il préfère.
A cause de la peur.
La peur de déranger, d'être mal
compris, de se sentir coupable. Evidemment qu'il est comme les autres, comme
tous les autres. L'imbécile, va. Il ne pense qu'à ça, qu'à s'approcher des
filles pour toucher leur corps, qu'à profiter de la situation. Voilà ce qu'il
a dans la tête. Franchement il est à plaindre, le pauvre garçon…Enfin ce
genre de choses qu'elle pourrait lui reprocher s'il osait tendre la main vers
elle.
Plutôt que de s'offrir à l'humiliation,
il choisit de séjourner dans cette pénombre où les lumières trébuchent
avant de s'engluer dans le mur incrusté de rance.
Tout de même. Ses mains sont fines, émouvantes.
Blanches. Les doigts sont ronds, les ongles bien taillés. Le petit creux d'étoffe
respire en cadence avec le ventre. Et puis cette bouche, bonne à mordre. Mais
quel âge a-t-elle donc ? Cette fille a tout pour elle, la beauté, la jeunesse,
elle ne peut pas se plaindre.
Ah si seulement il avait le culot rien
qu'une fois franchir ce vide qui la sépare d'elle, cet espace où les garçons
de salle circulent, où les gens lèvent les bras quand ils se reconnaissent.
Rien qu'une fois franchir cette limite qui le tient prisonnier, une frontière
à laquelle il se heurte chaque fois qu'il voudrait parler avec quelqu'un. Bien
sûr il ne s'agirait que de mots à propos de tout et de rien, de simples mots
étayés de regards pour étancher la fureur. Sans parler de s'engager
davantage, de frôler sa manche par exemple, de se serrer contre elle. Oh non,
surtout ne rien lui prendre, ne pas s'emballer sans raison. Seulement bavarder.
Bavarder.
Mais il demeure cloué dans le fauteuil
derrière le guéridon cerclé de laiton. Il trouve si difficile d'être doux en
ébauchant des gestes, d'inventer un bonheur auprès d'un autre qu'on ne connaît
pas.
Il ne tente rien quand elle sort.
Une douleur s'égrène dans sa poitrine
pareille à une piste de sable qu'empreindraient des pattes d'oiseau. Le siège
d'infirme qu'il occupe est en position stop, une position dans laquelle rien
n'arrive.
Jeune écrivain originaire de
Montpellier, Françoise Renaud a publié des textes dans diverses revues dont
"Reg'arts", un livre, e 1998, "L'enfance de ma mère", aux
éditions H.B. (Huguette Bouchardeau), et, tout récemment, un roman.