Présentation du dernier livre du
philosophe catalan Raymond LULLE, traduit par le poète et écrivain
catalan Patrick GIFREU
Félix ou Le Livre des Merveilles
de RAYMOND LULLE
Depuis
cent ans, Lulle est plutôt connu comme écrivain et mystique. Cela est dû au
succès de deux petits livres : le Livre
de l'Ami et de l'Aimé, qui est une partie du roman Blaquerne,
et le Livre des bêtes, une partie du
roman Félix ou le Livre des Merveilles.
Mais les deux romans, Blaquerne et Félix
dont ont été extraits ces deux bijoux, n'avaient pas encore été traduits
en français moderne. C'est chose faite, du moins pour le second d'entre eux.
Pourtant ils constituent les
premiers monuments de la littérature catalane, et même, les premiers romans en
prose, sur des thèmes contemporains, de toute la littérature européenne.
Félix ou le Livre des merveilles a été écrit avec une intention didactique et
morale. La trame, la caractérisation des personnages, les lieux, etc.… ne
sont là que pour rendre le message intérieur plus attractif et compréhensible.
Il a été écrit à l'usage des lecteurs appartenant au monde chrétien et leur
proposant la réforme, intérieure et extérieure. Ce n'est donc pas une œuvre
apologétique. Cette réforme spirituelle implique des réformes sociales. Lulle
forge ici une critique sociale des institutions existantes, et plus précisément
de ceux qui exercent une haute responsabilité (clergé, noblesse, haute
bourgeoisie).
Le protagoniste du récit est le jeune fils d'un vieil homme, triste et
exilé, qui est envoyé en pérégrination par le monde pour évaluer toute la
distance qu'il y a entre la doctrine reçue de son père et la réalité
humaine. Félix est une conscience innocente, sensible, souvent douloureuse, qui
évolue au milieu de l'iniquité.
Son itinéraire est l'axe sur lequel vient se greffer une série de
contes exemplaires, base et illustration de son enseignement. Le Félix possède un fil narratif
faible et fragmenté à cause de la structure même de l'œuvre. Le protagoniste
voyage, et c'est pourquoi le récit de ses aventures porte un titre qui évoque
les guides de pèlerins. Mais son voyage est hors de l'espace et du temps. C'est
un voyage scientifique par l'allégorie. La vie de Félix n'y est pas proprement
décrite, seule sa formation intellectuelle est rapportée.
Cet enseignement se dégage peu à peu de cette sorte d'encyclopédie
explicative, miroir du monde matériel et humain et du milieu divin où l'homme
de la fin du XIIIème siècle est plongé. Il embrasse tout l'univers médiéval.
Les thèmes en sont égrenés dans chaque livre : Dieu, anges, ciel, éléments,
plantes, métaux, bêtes, homme, paradis, enfer. Leur succession suit l'ordre de
la création : Dieu crée les anges, puis les principes élémentaires dont tout
le reste dérive, jusqu'à parvenir à l'autre bout de la chaîne, l'homme, dont
le destin final est le paradis ou l'enfer. Et puisque l'homme est le sommet de
la création, il est normal que ce sujet occupe soixante pour cent du roman.
L'intention première du livre est annoncée dès le prologue :
"pour que Dieu soit connu, aimé et servi". Elle revient au long du
livre présentée comme l'objectif final de la création. Autrement dit, Dieu a
créé l'homme pour être connu et aimé de lui. Et puisque le propos de base du
Félix est le salut des âmes, Lulle essaie de faire connaître Dieu
directement (Livre I) ou à travers ses œuvres (d'où la structure encyclopédique).
Mais si Lulle a voulu faire de ce roman une somme,
il en a exclu l'aridité ratiocinante. Cette encyclopédie-là est tout enflammée
de l'amour de Dieu et des hommes. C'est le plus "littéraire" de ses
livres. C'est celui par lequel il convient d'aborder l'univers lullien.