EROS SOLAIRES

EROS SOLAIRE

Qu'y a-t-il de commun entre les pieds de Pauline Borghèse, un faune romain, la tunique d'un éphèbe grec, un saint Sébastien baroque? C'est là le secret de Ferrante, que de nous révéler, à travers des civilisations différentes, sous des climats divers, un même courant de force et de lumière.

Ses origines siciliennes ne sont évidemment pas étrangères à son goût pour tout ce qui vibre et palpite au soleil. Comme point de départ idéal de son travail, on pourrait prendre l'éphèbe de Mozia : Mozia, un îlot de la côte sicilienne justement, où fut retrouvé, il y a quelques années, enfoui dans la terre, un jeune homme de marbre, appuyé sur sa jambe gauche, mollement déhanché sur l'autre, une main aux doigts écartés enfoncée dans la hanche et imprimant des plis à la tunique. Tunique transparente, voile qui ne laisse rien ignorer des courbes délicates de ce corps. (Le voile, souvent, révèle ce que la pudeur voudrait dissimuler.)

Plus nu que s'il était habillé, l'éphèbe de Mozia exalte la splendeur de l'éros méditerranéen, fait de sensualité, de mystère, d'ambiguïté: car s'il est bien mâle par sa stature et l'expression de son visage, l'oeil du photographe a percé à jour, dans les sinuosités liquides de sa chair frémissante, sa secrète féminité. Comme il a décelé, dans la pose alanguie de ce torero maculé de sang, l'envers gracieux de sa virilité agressive. De la Sicile, double patrie d'Eros et d'Hélios, Ferrante est parti à la recherche de tout ce que ces deux divinités ont touché de leur grâce. Il faut rappeler qu'Eros, avant d'être l'Amour vulgaire à quoi l'a réduit la tradition abâtardie de l'Occident, avait une tout autre dimension dans les mythes grecs. Engendré du chaos primitif, il incarnait la force attractive qui assure la cohésion de l'univers et la survie de l'humanité. C'est bien ainsi dans sa grandeur cosmogonique, que le comprend notre photographe; de même qu'Hélios n'est pas seulement pour lui une source de chaleur et de bien-être, mais l'astre primordial, le principe qui féconde la terre et les corps et en rythme les intimes pulsations.

Quoi de plus impudique, selon les bien-pensants, quoi de plus glorieux, pour qui préfère Eros à tous les maîtres, que le Faune de Munich, acheté à Rome par Louis 1er de Bavière? Non pas ivre, comme voudraient nous le faire croire les prudes et les hypocrites, mais exténué après l'orgasme, en proie à une langueur sublime, comme si, de sa formidable puissance musculaire et génitale, il avait créé, tel Dieu le Père lui-même, le cosmos tout entier. Ferrante, on le devine, a tourné longtemps autour de cette statue, du troisième siècle avant Jésus-Christ mais baroque avant l'heure, pour en capter la force, la sauvagerie, pour lui faire rendre son secret jubilatoire.

Autre prédilection de ce photographe: les détails du corps humain. Certains détails, que la plupart des spectateurs ne remarquent même pas, mais qui, grâce à son art du cadrage, révèlent leur troublant message. Qui a jamais trouvé la moindre sensualité à la Pauline Borghèse de Canova, exemple célèbre entre tous, de frigidité marmoréenne? Si guindée, si raide que soit une femme, il ya toujours quelque partie de son corps qui échappe à son contrôle: ici, ses pieds, nimbés de lumière, refuge luxurieux de son éros refoulé. L'éros ne se niche guère où on l'attend. Qui penserait à le chercher sur la main d'Hadès enfonçant ses doigts prédateurs dans la cuisse de Perséphone, sur la main d'Apollon ne rencontrant que l'écorce au lieu du corps de Daphné qui lui échappe ( deux reuvres du Bernin, le plus grand et pour moi le plus sensuel de tous les sculpteurs) ? Dans le regard avide d'un bronze d'Herculanum? Sur l'épaule d'un Esclave de Michel-Ange? Sur la bouche du Milon de Crotone de Puget? Exemple le plus éclatant, celui-ci. Si l'on s'en tient à une vue d'ensemble de cet athlète, on se dit que le cri qu'il exhale est un cri de douleur. Le héros déchiré par le lion hurle sa rage et son impuissance. Mais si, à la suite de Ferrante, on isole le buste et la tête, inondés de clarté, si on les caresse d'un reil amoureux, voici que surgit devant nous une image de pure volupté. Un spasme de plaisir, oui, tord cette bouche, et ce qu'elle clame dans l'égarement de la jouissance, c'est encore le triomphe d'Eros, de l'Eros sicilien et solaire.

Tel est le talent du photographe: faire dire à quelqu'un ce qu'il voudrait cacher, ou ne sait même pas être en lui-même. L'art de l'image est aussi un révélateur de l'inconscient.