Poètes transfrontières

 

 en Roumanie:

 

Letitia ILEA

 

         Letitia Ilea est professeur de français en Roumanie; elle prépare une thèse sur la littérature française du XXème siècle; elle s'occupe aussi de la revue de l'Alliance française de Ploiesti Arc-en-ciel. Elle a publié deux recueils de poèmes: en 1997, Euphémisme (éditions Idea-Cjuj) et Chiar viata, en 1999 (éditions Parallele 45-Pitesti-). Les poèmes présentés ici ont été traduits par l'auteur, pour "Frontières-Catalogne" et… un éventuel éditeur français...

 

Je n' écris plus

Je tiens dans mes bras un enfant mort

Sans le croire sans savoir pourquoi

 

         Je n'écris plus

Le dragon a tué la jolie biche

Et l'a jetée aux chiens

 

         Je n'écris plus

Personne n'aide le vieil aveugle

A traverser la rue

 

         Je n'écris plus

Je suis l'enfant mort

Je suis le dragon

Je suis le vieil aveugle

 

 

         Ma solitude

 

Ma solitude est un livre en allemand

Au début je l'ai lu consciencieusement

Avec le dictionnaire à la page trente j'étais enthousiasmée

 

 

 

A cinquante j'avais des cernes et des rides comme les parents sévères

A soixante-dix je l'ai jeté dans un coin

A côté de vieilles revues et d'autres trucs

Que je ne rangerai jamais

 

Empruntez-le moi

Ne me le rendez plus

 

 

         Je vais bien, maman

 

 

Je vais bien, maman

J'ai quitté la cigarette

J'ai pris un peu de poids

Non, je n'ai aucun cheveu blanc

Non, je ne suis pas pâle

Mes mains ne tremblent plus

Je vais bien, maman

J'ai tout ce que je désire et beaucoup d'amis

Qui donneraient leur vie pour moi

Tu m'as dit que vous allez bien vous aussi

Rien ne t'a fait mal depuis longtemps

Et papa joue de nouveau aux échecs

Il cueille aussi les fruits du jardin

Bien sûr, j'ai cru tout ça

Je vais bien, maman

Il faut que tu me croies aussi

 

 

         Papa n'habite plus ici

 

 

Papa n'habite plus ici

La chambre m'apparaît comme s'il était sorti pour un instant

Pour acheter du pain au marché pour payer les impôts

Dans la photo il est plus jeune que moi

Il n'a pas encore de rides il boit une bière avec ses amis

Il sourit vers l'objectif en attendant un certain type d'avenir

"affronter la vie" ou quelque chose de ce genre

 

papa n'habite plus ici

nous n'allons plus manger le pain qu'il a acheté les pommes les champignons qu'il a cueillis

à la radio on donne les mêmes mauvaises nouvelles

papa ne dira plus de blagues ne jouera plus de tours

c'est lui qui a été le dupe cette fois-ci

son ami a fait un discours émouvant

et ensuite il s'en est allé chez lui

chez sa femme chez ses enfants

maman aussi s'en est allée pour apprendre la solitude

 

moi je me suis couverte d'écailles noires

papa n'habite plus ici

sa carte de bibliothèque est encore valable

le cadeau pour son anniversaire n'a pas été touché

ses chères pièces blanches sont affolées sur l'échiquier

papa est parti me cueillir des trèfles à quatre feuilles

la poussière se dépose lentement sur ses livres

je les ouvre je caresse les pages qu'il a touchées

je sors de l'étui la règle à calcul et je ne comprends rien

je ne comprends rien "comment ça va?" "je vais bien" je réponds et mon nez s'allonge terriblement

 

papa n'entrera jamais plus dans la maison

le sapin de Noël sur l'épaule peut-être il n'y a plus de sapins argentés plus de Noël peut-être je n'ai jamais été enfant

papa n'habite plus ici

attends-moi papa tu as oublié ta montre ton café s'est refroidi

ton rasoir est neuf c'est moi que tu as oubliée ici garde-moi une place dans le premier rang et nous allons nous amuser à merveille

comme autrefois au cinéma et aux matchs

emmène-moi avec toi et je ramerai comme tu me l'as appris

maintenant l'eau qui nous sépare est boueuse infranchissable

et si ceux qui sont partis se partagent en pères grands-pères

et enfants papa est certainement à nouveau enfant et il m'attend

pour lui dire des contes de fées pour l'embrasser sur le front

avant qu'il ne s'endorme pour lui dire comment nous allons maman et moi

 

papa n'habite plus ici

 

- Prochainement, d'autres textes de Letitia ILEA: "frontières nécessaires", "Ces paroles", "Sur le départ", "A vendre", "Post-Scriptum"…