CHEMINS DU BAROQUE

Drapée dans sa cape et coiffée de son chapeau, une femme longe un haut mur blanc percé de fenêtres grillagées: c'est à Potosi, ancienne ville de l'argent, sur l'altiplano bolivien. A Copacabana, sur le lac Titicaca, à la frontière entre la Bolivie et le Pérou, une autre indienne est assise sur des marches, dans une chapelle à ciel ouvert, entre de hautes colonnes blanches. Dans ces contrastes entre la petitesse de la créature humaine et la sévère majesté de l'édifice qui l'écrase, se résument toute l'histoire, tout le drame du Nouveau Monde. L'Europe a imposé sa loi au peuple désarmé des indigènes.

Loi du Christ, des christs andalous, des christs tragiques courbés sous la couronne d'épines, partis évangéliser les terres situées de l'autre côté de l'Océan. Séville, où les processions de la semaine sainte portent à l'incandescence le culte de la Passion, fut aussi le lieu d'embarquement des colonisateurs. Du Portugal, où l'escalier des Cinq Sens de Braga et les suppliants qui le montent à genoux témoignent la ferveur de la foi religieuse, s'élancèrent ceux qui envahirent le Brésil. Le miracle, c'est que les colonisés ne tardèrent pas à influencer leurs maîtres, et que la vitalité, la grâce des premiers, leur sens des formes et des couleurs ont imprégné peu à peu l'assurance hautaine, la morgue des seconds. L'art baroque, en Amérique latine, a jailli, non de l'autorité du Vieux Monde, non de la prépotence d'un catholicisme trop souvent sûr de ses vérités, ou du moins il n'a pas jailli exclusivement de cette autorité et de cette prépotence. S'il se distingue du baroque européen, c'est justement parce qu'il est le résultat heureux du contact entre les deux mondes. D'un côté des marins, des militaires, des ecclésiastiques, gent raide et persuadée d'avoir raison; de l'autre côté des populations naïves, sensuelles, douces d'un sens artistique spontané. L'échange entre ces deux réservoirs d'énergie a donné les merveilles de ce qu'on appelle improprement art colonial, car l'impulsion n'est pas venue seulement des puissances conquérantes. Tout l'art du Mexique, du Brésil, de l'altiplano péruvien est métissé. De l'ange cuirassé de Potosf aux anges musiciens d'Ouro Preto, des atlantes de Sucre aux hermès de Queretaro, les modèles européens ont été revisités, revivifiés, embellis et enrichis de mille façons par l'imaginaire local. Rien d'étonnant qu'un fils de Sicilien et de Sarde, né en Algérie et élevé en France, ait été particulièrement sensible à cette réussite exceptionnelle du croisement, de l'amalgame, de la fusion entre cultures et civilisations diverses.

Dans les offices religieux de l'altiplano, on bouge et on chante: fi de la componction catholique! Par rapport aux grands lieux de pèlerinage européens, Varallo et Varese en Italie ou Braga au Portugal, les chapelles de Congonhas do Campo, au Brésil, offrent un surcroît de mouvement, de couleur. C'est aussi qu'aux christs et aux autres personnages de ces passos a travaillé l'Aleijadhino en personne, le créateur le plus original, le plus fort du Brésil et l'incarnation la plus éclatante du métissage culturel.

Fils d'un architecte portugais et d'une esclave noire, à la fois architecte et sculpteur, il fascine Ferrante, qui est allé revoir toutes ses reuvres, en vue de l'exposition du Petit Palais de Paris, Brésil baroque, entre ciel et terre. Chez l'Aleijadinho, génie polyvalent, Michel-Ange ou le Bernin des tropiques, on trouve la théâtralité du grand art baroque, encore magnifiée par l'immensité et la solitude des paysages: prophètes qui ornent la terrasse du sanctuaire de Congonhas do Campo, ou statues des chapelles du chemin de croix, quel mélange sans pareil de gravité rituelle et de pathos dramatique! L'église elle-même de Sao Francisco, à Ouro Preto, avec sa façade concave, ses deux tours rondes reculées derrière le frontispice, ses deux fragments tronqués d'entablement, ses ornements en rocaille, est plus inventive, plus libre, plus fantaisiste que n'importe quelle église en Europe. Matériaux pauvres -ni marbres ni ors -mais débauche d'imagination.

Et, ici encore, on aurait envie de dire que des circonstances fortuites ont favorisé le travail du photographe, si l'on ne savait qu'un hasard si régulièrement secourable ne peut plus être appelé du hasard. La chèvre qui trottine à l'aube sur le parvis désert de Sao Francisco, ou le garçon qui remorque son cerf-volant entre les hautes figures des prophètes dont il reproduit spontanément l'éloquence, n'est-ce pas un dieu bienveillant qui les a fait apparaître à point nommé?

Les chemins du baroque au Nouveau Monde, les Jésuites en ont été les pionniers. Contrairement à certaines idées simplistes, ils ont évangélisé sans manquer d'intelligence ni de courage, prenant le parti des Indiens contre les propriétaires. Et ils ont eu le mérite de les faire participer, ces Indiens, à la création artistique. Deux cents ans après leur expulsion, la semaine sainte reste vivante dans les missions jésuites de Bolivie. Le jésuite Stanislas Kostka, Pierrot des Indes que Ferrante a déniché au coeur des anciennes missions du Paraguay, ne demeure-t-il pas, sous les doigts d'un Indien guarani, un émouvant exemple de métissage entre formes importées d'Europe et inventivité américaine?