ARTICLES MALRAUX
MALRAUX ET L’ESPAGNE
A l’âge de trente trois ans, André Malraux demeure un révolté plus qu’un révolutionnaire. Écrivain largement reconnu depuis l’obtention du Prix Goncourt en 1933 pour son ouvrage La Condition Humaine, Malraux, au moment où les nazis s’emparent du pouvoir à Berlin, le 30 janvier 1933, et que l’histoire s’accélère, face à la terreur qui monte en Allemagne, ne peut plus se satisfaire d’examiner et d’interroger. En mars 1933, il prend la parole devant l’A.E.A.R. (Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires créée par Paul Vaillant-Couturier et Maurice Thorez) et déclare : « Depuis dix ans, le fascisme allemand étend sur l’Europe ses grandes ailes noires. Le fascisme allemand nous montre que nous sommes face à la guerre. Nous devons faire notre possible pour qu’elle n’ait pas lieu : mais nous avons affaire à des sourds, nous savons qu’ils n’entendent pas ! A la menace, répondons par la menace, et sachons nous tourner vers Moscou, vers l’Armée Rouge ! ». Au Congrès des Ecrivains qui se déroule à Moscou au mois de juin 1934, il est invité et présenté comme un « écrivain révolutionnaire ». A son retour d’U.R.S.S., à l’automne 1934, c’est pourtant l’exaltation d’une fraternité reconquise qui le propulse dans de nouveaux engagements. De réunion publique en meeting, aux côtés d’André Gide, Malraux s’affirme comme un des plus fascinants compagnons de route du communisme, héros de toutes les causes internationales. Cependant curieusement, le 6 février 1934, il ne croit plus au fascisme français, qui a pourtant bien identifié en lui un adversaire. Et s’il ne collabore pas réellement au mouvement national qui se réalisa à l’été 1936 dans le Front Populaire, Malraux fait partie en revanche de tous les podiums où l’on traite du destin de l’Espagne. C’est là, à sa façon, qu’il va partir défendre la liberté.
Au mois d’Octobre 1935, Mussolini a lancé ses avions et ses chars sur l’Ethiopie. En février 1936, en Espagne, le Front Populaire a gagné les élections. La nouvelle République se débat quelques temps avec les attentats phalangistes et les grèves antifascistes. Le 17 juillet de cette même année, les troupes du Maroc espagnol se soulèvent sous le commandement du général Franco. Le soulèvement militaire concerne bientôt l’Espagne toute entière. Le gouvernement décide alors d’armer le peuple. C’est le commencement de la guerre civile qui va durer environ trois années.
Malraux se lance à corps perdu dans l’engagement de la République espagnole harcelée par le fascisme. Le 21 juillet, au lendemain de la révolte de Barcelone, il s’envole avec son épouse Clara pour Madrid et arrive dans une ville dont personne ne sait au juste, en France, si elle est aux mains des Républicains ou des insoumis. A son arrivée, l’écrivain catholique pro stalinien José Bergamin, qu’il a rencontré quelques jours auparavant à Londres, le met en contact avec les milieux républicains. Le 19 juillet, les quelques pilotes - et leurs avions - restés fidèles au gouvernement sont tombés aux mains des insurgés. Bien que les franquistes ne disposent pas encore des escadrilles que Mussolini et Hitler s’apprêtent à leur livrer, leur supériorité au sol est telle que seule une force aérienne pourra les empêcher de s’emparer bientôt de Madrid. Malraux repart ainsi avec une responsabilité à sa hauteur : trouver en France des avions pour défendre et soutenir la liberté.
Donc, avant tous les autres, Malraux arrive en Espagne pour combattre aux côtés du gouvernement républicain. En effet, dès que la révolte des généraux espagnols contre la République éclate, Malraux se trouve allié à la résistance. Il souligne d’ailleurs volontiers sur le fait que seul, et bien avant que l’Internationale Communiste décide d’envoyer des volontaires, il s’engagea dans la lutte.
Mais la France dont le gouvernement avait officiellement opté pour le principe de non-intervention, refusait de livrer en armes la République espagnole.
Rentré à Paris, il remue ciel et terre pour obtenir un soutien officiel de la part de la France. En vain : le cabinet Blum est donc en passe de signer un pacte de non-intervention (qui sera immédiatement transgressé) avec l’U.R.S.S., la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Allemagne. Néanmoins grâce à Pierre Cot, ministre de l’aviation du cabinet Léon Blum, Malraux obtient une vingtaine d’appareils, plus une dizaine d’autres qui pourront rallier l’Espagne un peu plus tard, le gouvernement français admettant de fermer les yeux. C’est avec ses avions qu’il va former et « commander » l’escadrille de combattants étrangers baptisée España et qui fut l’une des principales forces de l’armée républicaine. Il y avait un peu de tout parmi les pilotes : des Français, des Allemands anti-fascistes, et plusieurs pilotes mercenaires que Malraux rémunérait soixante mile pesetas par mois, somme colossale. Ultérieurement d’ailleurs, on reprocha beaucoup à Malraux d’avoir recruter des mercenaires. En fait, il s’agissait pour lui de choisir entre la pureté idéologique et l’habileté technique, et dans l’immédiat c’était la seconde qui lui paraissait essentielle.
A partir du mois de mars 1937, Malraux voyagea entre l’Espagne et les Etats-Unis où il effectua des tournées de collectes pour la République espagnole.
« Je veux, pour tout un chacun, une vie qui ne se qualifie pas par ce qu’il exige des autres » déclare Magnin à Vallado dans L’Espoir.
Durant sept mois, le « Coronel » Malraux, comprimé dans un uniforme qu’il porte d’une façon quelque peu artiste, accompagnera ses compagnons au feu, avec un courage physique et une force morale qui contribuent à omettre qu’il est incapable de piloter un avion. Notons à ce propos que l’engagement de Malraux en Espagne n’a pas provoqué un enthousiasme unanime. L’ancien général de l’aviation républicaine, Hidalgo de Cisneros, devenu communiste dans les derniers jours de 1936, écrit dans Virage sur l’aile : « Malraux n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un avion, et il ne se rendait, je crois, pas compte qu’on ne s’improvise pas aviateur, surtout en temps de guerre. Quant à l’équipe qu’il amena avec lui (...), certes, dans le nombre, il y en a eut trois ou quatre qui étaient des anti-fascistes sincères, venus en Espagne animés par leur idéal, et qui firent preuve d’un incontestable héroïsme. Les autres n’étaient que de simples mercenaires, attirés par l’appât du gain ».
L’escadrille España est devenue par la suite une escadrille de volontaires. À l’insu d’André Malraux, Julien Segnaire (qui était le lieutenant de Malraux et le commissaire politique de l’Escadrille André Malraux) au nom de tous, sollicita auprès du Ministère de l’Air, que l’escadrille España soit rebaptisée Escadrille André Malraux.
Malraux s’appuyait sur les Communistes qui étaient les seuls à souhaiter l’efficacité de manière conséquente et qui ont admis d’ailleurs sa politique de mercenaires. Son escadrille, avec l’aide des Soviétiques, fut ainsi la seule à s’opposer à l’aviation fasciste particulièrement à Medellin et à Teruel. Peu à peu, tous les appareils furent abattus par les chasseurs d’Hitler et les bombardiers de Mussolini.
En luttant avec les Républicains et les Communistes espagnols, Malraux et son escadrille soutenaient des valeurs universelles. Au bout d’un certain temps, il devint impératif d’obtenir le soutien du monde libre. Au mois de mars 1937, Malraux, promu ministre officieux de la Propagande et des Relations extérieures du gouvernement républicain, s’envole pour les Etats-Unis afin de récolter des fonds au profit de l’Aide Médicale espagnole. C’est le premier déplacement qu’il fait en compagnie de Josette Clotis, sa nouvelle compagne depuis sa séparation avec Clara. En cinq semaines de meetings, il fait connaître la cause républicaine à Washington, à New York, Los Angeles, Cambridge, Philadelphie, Toronto, Montréal et San Francisco. Alternant avec ardeur, malgré les difficultés de la traduction, les analyses politiques mondiales et la narration des prouesses des combattants républicains, Malraux sait trouver un langage qui touche la grande Amérique ; à son retour, un déplacement à Valence lui permet de rencontrer et de remettre au Président Azaña plusieurs dizaines de milliers de dollars. Mais déjà, entre deux voyages, il travaille à sa nouvelle œuvre qu’il portait déjà en lui, dès le premier moment de son engagement : L’Espoir. Quand Gallimard le publie au mois de décembre 1937, les Républicains espagnols viennent de perdre la Bataille de Teruel. Malraux songe immédiatement à produire son roman à l’écran. Effectivement, au début de l’année 1938, son passage à Hollywood matérialise l’idée qui naissait dans son esprit de concevoir un film sur la guerre civile espagnole qui produirait une propagande efficace. Le gouvernement républicain de plus en plus terrifié par les conséquences de la politique de non-intervention, lui permet de réaliser et de tourner son film en Espagne. Ce film ne devait et ne fut pas une transposition de son roman, même si l’expérience vécue détermina les deux. Un épisode pourtant leur est commun : la descente d’avion sur un terrain franquiste et au retour la chute d’un appareil dans la montagne. Le scénario avait été créé en fonction des moyens d’expression spécifiques à l’écran et compte de nombreuses séquences originales. Malraux rédigea donc le dialogue qui fut ensuite traduit par Max Aub.
Au mois de juillet 1938, le tournage débuta dans un studio de la ville de Barcelone. En contrepartie les bandes, le maquillage et les éclairages durent venir de France. Les pellicules doivent être développées à Paris à cause des interruptions d’électricité très fréquentes. Louis Page, directeur de la photographie travailla à tâtons. Malraux avait également recruté Denis Marion et Boris Peskine pour travailler sur le scénario et le découpage. De même, la musique du film fut composée par Darius Milhaud. L’équipement sonore était très insuffisant et il fallut enregistrer à nouveau toute la bande son en France. En somme, les problèmes techniques furent ceux que l’on peut supposer dans un pays en guerre. Certaines scènes d’extérieur furent filmées sur les champs d’aviation, entre deux bombardements. Pour les scènes qui se déroulent à l’intérieur du bombardier, une cellule d’avion en bois fut assemblée. La descente de la montagne fut tournée dans la sierra de Montserrat avec la collaboration de deux mille cinq cents figurants. A l’exception de quelques protagonistes, les acteurs étaient des professionnels, sélectionnés parmi les meilleurs comédiens espagnols.
Malraux et son groupe entament une course effrénée contre la montre. Le tournage de Sierra de Teruel se poursuit jusqu’au mois de janvier 1939. En effet, à ce moment-là les troupes de Franco entrèrent dans Barcelone, il fallut donc se replier en direction de la frontière française, puis sur Paris. Vingt huit séquences sur trente neuf ont pu être filmées. Mais Malraux ne se découragea pas. Moyennant quelques raccords, il improvisa un nouveau montage (qu’il modifia d’ailleurs plusieurs fois) et paracheva l’interprétation actuelle, qui en dépit d’insuffisances incontestables, n’en possède pas moins indéniablement, une unité dramatique.
Au mois d’août 1939, le film baptisé par Malraux Sierra de Teruel, du nom de la ville où se déroule l’action (afin de bien marquer son caractère d’œuvre originale) devait sortir en exclusivité. Le film est présenté en avant-première à Juan Negrin, dernier Président du Conseil Espagnol réfugié à Paris. Mais Hitler a envahi et bombardé la Pologne : la Deuxième Guerre Mondiale vient d’éclater. La censure interdit le film. Durant la période de l’Occupation, le négatif et un contretype purent être soustrait aux Allemands et dissimulés. Néanmoins, il semble qu’au début de la Deuxième Guerre Mondiale, une lavande (c’est-à-dire une copie positive qui sert à reproduire de nouveaux négatifs) ait échappée aux Allemands parce qu’elle se trouvait par méprise peut-être dans une boîte qui portait l’inscription Drôle de Drame dont son ami Edouard Corniglion-Molinier en était le producteur. Et ce dernier, qui en 1939 s’était occupé de la charge financière du film, le vendit à la Libération à un distributeur qui décida de le renommer Espoir, joignit un discours préliminaire de Maurice Schumann, représentant de la France libre et coupa une centaine de mètres de pellicule dans la descente de la montagne.
Le film sortit au printemps 1945 et obtint le Prix Louis Delluc. Malraux ne fut pas du tout satisfait de ce récent montage, car en réalité c’était le mouvement plus que tout qui lui importait.
Toutefois, un critique de cinéma, Edouard Waintrop, découvre qu’en réalité le duplicata de l’original, à savoir de Sierra de Teruel existe toujours à la Cinémathèque de Madrid et qu’elle a été tirée à partir de celle de la Library of Congress de Washington. Malraux avait semble-t-il omis qu’il avait fait passer en 1942 une autre copie aux Américains. Conformément à la fiche de la Library of Congress, cette copie est un don de Malraux à Archibald Macleish, un Américain de Gauche, devenu directeur de la Library of Congress. La brusque occupation de la France en 1940 avait transformé le pays en un véritable traquenard géant pour les Juifs, les antifascistes Allemands, Italiens et même Français. A cette époque-là Malraux est en Provence. Il rencontre alors l’intermédiaire d’un Comité antifasciste américain qui lui propose de le faire passer aux Etats-Unis. Malraux refuse. Mais au mois de janvier 1941, il contacta à nouveau cet agent à Marseille où fonctionne encore un Consulat des Etats-Unis. Il lui apprend qu’il possède une copie de Sierra de Teruel et qu’il veut la mettre en lieu sûr. Il le chargea de l’ensemble des démarches. Quand la Library of Congress donne son accord, l’agent vient d’être exilé par Vichy. Malraux essaye de confier tout de même ses bobines au Consulat mais il se heurte à toutes sortes de tracasseries administratives. Néanmoins, au mois de juin 1942, deux colis parviennent à Washington. Ils renferment chacun quatre bobines, étiquetées Sierra de Teruel.
Nous ne savons pas si Malraux était au courant de la conclusion de ses tentatives. Walter G. Langlois dans ses études garantit qu’il s’agit bien là de l’original du film monté par André Malraux.
Lorsque nous examinons les deux interprétations du film à savoir Sierra de Teruel composé par Malraux et Espoir, nous remarquons donc qu’il y a trois minutes de film en plus dans le premier, qui appartiennent à la séquence finale, c’est-à-dire la plus connue, la descente de la montagne, et nous notons également la cadence de l’enchaînement des plans coïncidant tout à fait au rythme de la musique de Darius Milhaud. En voyant la version Espoir nous aurions pu imaginer, si cette découverte n’avait pas été faite, que la bande musicale n’était pas couplée à la bande image parce que Malraux n’était pas un professionnel ou nous aurions pu assimiler ceci à une erreur autorisée par des circonstances atténuantes dues aux problèmes rencontrés lors du montage et du tournage.
Marie-Michèle BATTESTI-VENTURINI
Enseignante à l’Université de Corse
Marie Michèle BATTESTI épouse VENTURINI, 30 ans.
Mariée, deux enfants.
Enseignante, chargée d’enseignement pour les DEUG et LICENCE, Faculté de Lettres, Université de Corse.
Doctorante : soutenance de thèse prévue pour le 14 janvier 2000, « La peinture de la société à travers l’œuvre romanesque d’André Malraux » sous la direction de M. Jacques BRIGHELLI, professeur à l’Université d’Aix Marseille.
Membre du Comité scientifique de l’Association « Amitiés Internationales André Malraux », à Paris, en étroite collaboration avec Florence Malraux.
Participation aux projets de Colloques consacrés à André Malraux pour l’anniversaire de sa naissance en 2001 (notamment avec Brian Thompson, spécialiste de Malraux, correspondant de l’association aux Etats-Unis ; avec Charles-Louis FOULON et le Centre d’Histoire Culturelle de Versailles Saint-Quentin-en Yvelines, en 2001 sur le thème de « l’engagement des écrivains et la notion d’artistes révolutionnaires » ; avec l’Université de Corse, en octobre 2001 sur le thème « Mythes et politique » ).
Adresse personnelle : Saint Pierre de Venaco. 20250 CORTE. Haute-Corse.
tél. : 04-95-47-08-78.
fax : 04-95-47-02-24.
e-mail : marie-michele.venturini@wanadoo.fr